TÉHÉRAN- envoyé spécial
On a recouvert la ville de son visage. Souriant, en civil, reproduit sur une place peinte. Ombrageux, en uniforme, au débouché d’une rue. Recevant sur la tempe un tendre baiser du Guide de la révolution, Ali Khamenei, sur toute la surface d’une vaste affiche accrochée au-dessus d’une voie rapide. Entouré de fleurs stylisées ou de missiles balistiques en pleine ascension. Les traits du général Ghassem Soleimani, assassiné le 3 janvier, à Bagdad, par un tir de drone américain, flottent, comme par persistance rétinienne, sur les façades sombres de la capitale, le long des ponts routiers qui enjambent la grisaille de quartiers tout entiers, par-dessus des étals de fruits, aux vitrines des magasins de téléphones mobiles, sur les vitres arrières des voitures qui se pressent dans d’interminables bouchons, toussotant de gaz d’échappement. « Ils se cachent tous derrière son portrait, maintenant… », dira un jeune Téhéranais, en utilisant cette troisième personne du pluriel aux contours indistincts qui désigne ceux du régime, ceux qui décident, visibles et invisibles.
Les traîtres de l’intérieur
Pour les célébrations de ses quarante et un ans, à la veille d’élections législatives sous contrôle qui devraient donner la victoire aux conservateurs, la République islamique intègre à sa mémoire le plus prestigieux des martyrs, dont l’assassinat a porté la région au bord de la guerre. M. Soleimani était le visage de la politique d’influence régionale des gardiens de la révolution, toujours représenté au côté des milices chiites d’Irak ou des forces fidèles au régime de Bachar al-Assad sur le vaste champ de bataille uniforme, qui, vu de Téhéran, semblait s’étendre à l’ouest du pays.
Vivant, grâce à ces images de propagande diffusées sur les réseaux sociaux, Soleimani était devenu l’incarnation de la défense du pays autant que de « l’axe de la résistance », prolongement de Bagdad à Beyrouth, en passant par le Yémen, d’une révolution islamique qui, elle, ne connaîtrait pas de frontière. Il avait gagné, au passage, une notoriété et une popularité à laquelle aucun autre officier ne pouvait prétendre. Mort, il offre un second souffle à la fabrique d’images et de récits de la République islamique.
« L’avenir, c’est le général Soleimani. Son martyr, c’est la régénération de notre révolution » résume Hossein Shariatmadari, proche d’Ali Khamenei et rédacteur en chef du quotidien Kayhan, organe consacré à la défense des fondamentaux idéologiques de la République islamique et porte-voix du guide. A 70 ans passés, cet ancien gardien de la révolution appartient aux générations qui ont vu le chah tomber, l’ayatollah Khomeyni revenir d’exil et qui ont traversé huit années de guerre contre l’Irak de Saddam Hussein entre 1980 et 1988.
M. Shariatmadari veut désormais laisser croire que le système dont il est issu connaît une nouvelle jeunesse où se confondent l’intransigeance face aux Etats-Unis, le spectre permanent d’un conflit armé et l’exaltation de la « résistance » à la puissance des « ennemis », Washington, Israël, l’Occident et tous les traîtres de l’intérieur qui leur sont réputés soumis… « L’assassinat par les Etats-Unis de Ghassem Soleimani montre une nouvelle fois à quel point ceux qui ont cru que l’on pouvait négocier avec les Américains ont eu tort », martèle M. Shariatmadari, dans son bureau rempli de livres et de papiers, dans la lumière froide que filtrent les stores baissés et sous le regard sombre du fondateur de la République islamique, Khomeyni, dont le portrait est accroché au mur.
Le commentateur conservateur fait référence au président Hassan Rohani, qui, à la tête d’un gouvernement de réformateurs arrivés au pouvoir en 2013 et soutenu par les modérés, avait conclu l’accord de 2015, qui limitait le programme nucléaire iranien en échange de perspectives d’ouverture économique. Réélu en 2016, il a vu son second mandat gâché par la décision du président américain, Donald Trump, de se retirer de l’accord, puis par le retour de sanctions drastiques contre l’Iran, la montée consécutive des tensions régionales et des tentatives infructueuses de sauver, par la diplomatie, certains des dividendes économiques du pacte. Autant de revers pour le président modéré qui n’ont cessé de renforcer les conservateurs.
Au bord d’un conflit ouvert
Le 11 février au matin, le discours de M. Rohani prononcé à l’occasion de l’anniversaire de la révolution a été hué par certains, dans la foule disparate rassemblée sur la place de la Liberté, à Téhéran, tandis que, sur les pelouses, des familles pique-niquaient à côté d’un petit groupe brûlant une bannière étoilée, entre des grappes de jeunes filles en noir prenant des selfies et des retraités brandissant des pancartes réclamant la mort de l’Amérique.
Dans le froid piquant, en évitant les flaques de neige, les fidèles du régime circulaient sous les portraits des martyrs, les banderoles à l’effigie de l’ayatollah Khomeyni, du Guide de la révolution, Ali Khamenei, les drapeaux du Hezbollah ou des milices chiites irakiennes. Ils s’étaient montrés plus réceptifs à une nouvelle oraison funèbre prononcée par le déclamateur officiel, Meysam Motiei, au sujet du général Soleimani. Après avoir évoqué « la chanson de la pluie » que l’on retrouvait dans les yeux du général et son « sourire céleste », ce trentenaire a relayé le message du moment : « Ton arme était ton ardeur à ne jamais vouloir te réconcilier avec l’ennemi. »
Dans tous les discours, une image revient : celle des foules immenses qui s’étaient pressées autour de la dépouille de Ghassem Soleimani, rapatriée d’Irak, dans les rues de plusieurs villes iraniennes et de la capitale lors d’une mise en scène à la symbolique étudiée. Ali Khamenei était allé jusqu’à comparer ces scènes avec celles du retour en Iran de l’ayatollah Khomeyni. A en croire le discours officiel, ce plébiscite funéraire, survenu quatre décennies après la fondation de la République islamique, suffirait alors à redonner toute légitimité au régime.
Dans la mémoire officielle de l’histoire récente, l’assassinat de Ghassem Soleimani masque le souvenir des centaines de personnes abattues par les forces de l’ordre lors des manifestations de novembre, la coupure totale d’Internet à cette période, les difficultés économiques qui persistent… L’évocation de ces funérailles est aussi censée éclipser la mémoire des 176 personnes tuées le 8 janvier dans le crash, près de Téhéran, de l’avion d’Ukraine International Airlines, abattu par erreur par la défense antiaérienne iranienne alors que Téhéran et les Etats-Unis étaient au bord d’un conflit ouvert. Quelques heures auparavant, une frappe de missiles balistiques avait atteint des installations américaines sur la base d’Aïn Al-Assad, en Irak, en réponse à l’assassinat du général Soleimani.
Pour les durs du régime, le contrôle du récit doit mener au contrôle des institutions. Entre participation limitée et disqualification massive de candidatures réformistes par le Conseil des gardiens, le futur Parlement iranien, qui sortira des élections du 21 février, devrait confirmer le durcissement général en cours.
Ancien gardien de la révolution et personnalité politiques conservatrice, Hossein Kanani Moghaddam estime qu’il ne s’agit que d’une première étape. « Le Parlement sera bientôt entre les mains des conservateurs. Le mandat de Rohani arrivera à son terme en 2021, et il ne sera pas remplacé par un président modéré… Il y aura un alignement entre le Guide, le gouvernement et le Parlement, avec une identité plus révolutionnaire et un système plus fort », prévoit M. Moghaddam.
Avertissement sanglant
Son bureau, chargé de ses souvenirs de guerre, de photographies de jeunesse où on le voit avec l’ayatollah Khomeyni et d’autres jeunes gardiens de la révolution, sur le front du conflit contre l’Irak de Saddam Hussein ou dans la région d’Hérat, en Afghanistan, avec des combattants antisoviétiques dans les années 1980, fait figure de cabinet de curiosités, de petit musée personnel à la gloire de sa génération. Son uniforme de gardien de la révolution attend, plié et repassé sur une chaise. « Trump a rendu un service sacré à la République islamique… Par ses menaces et ses actes hostiles, il a permis un retour aux principes de la révolution, maintenant que les partisans de la négociation sont discrédités et dans cette situation de tensions, un système plus fort apportera la sécurité, qui est la vraie priorité de la population, plus encore que la faim », se félicite M. Moghaddam.
La République islamique ou le chaos ? La réponse violente et meurtrière du régime aux manifestants de novembre 2019, largement issus des classes populaires, était donc un avertissement sanglant adressé à la base même du régime. Certains, au sein du camp conservateur, doutent pourtant… « Les conservateurs pensent que les événements leur donnent l’avantage, l’assassinat de Soleimani était un cadeau pour eux et ils veulent montrer à Trump qu’ils se sentent renforcés… », relève l’analyste et conseiller politique conservateur Amir Mohebbian, ancien dur aux positions désormais plus nuancées : « Mais ils ne doivent pas oublier que le peuple aussi reste un acteur… Les classes populaires nous soutenaient. Mais, en réalité, nous sommes en train de les perdre. La corruption, la mauvaise gestion ont brisé la confiance, une confiance qu’il faudrait reconstruire… »
L’heure n’est pourtant pas aux concessions. Pour la République islamique, l’enjeu est de se maintenir, coûte que coûte, ou tout au moins, de sauvegarder les apparences, par le verbe et par le fer.
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