La désignation de Nawaf Salam pour former un nouveau gouvernement a suscité un espoir immédiat. Son profil, son intégrité et son expérience internationale en faisaient un candidat naturel pour incarner le renouveau dans un pays en perdition. Mais au-delà de l’effet d’annonce, cette nomination soulève une question fondamentale : dans quelle mesure un individu, fût-il brillant et intègre, peut-il renverser un système conçu pour sa propre perpétuation ?
La loi électorale, ce péché originel
On ne le répétera jamais assez : l’impasse actuelle n’est pas une fatalité, mais le fruit d’un choix structurel. Le système électoral, prétendument et vaguement fondé sur la proportionnelle et le pluralisme, a fragmenté la représentation politique à l’infini. Mais cette fragmentation n’est ni neutre ni symétrique. Elle a désagrégé les communautés ouvertes à la diversité et au débat, tout en renforçant celles qui fonctionnent sur la discipline et la contrainte. Autrement dit, la proportionnelle a produit un émiettement généralisé, sauf au sein de la communauté chiite, où le binôme Hezbollah-Amal verrouille toute velléité d’alternative grâce aux armes et à l’intimidation.
Ce morcellement n’a pas seulement empêché l’émergence de majorités politiques claires ; il a surtout permis au Hezbollah d’infiltrer les autres communautés à travers des figures de proue taillées sur mesure pour servir son agenda. Dans un tel contexte, exiger de Nawaf Salam qu’il impulse une dynamique réformatrice revient à lui demander de faire du surf sur du sable.
Un réformateur sans alliés, un ennemi sans adversaires
L’autre paradoxe tient à la nature même des attentes placées en Nawaf Salam. On lui demande d’être le porteur d’un changement radical, alors que la société libanaise continue de voter sur des bases traditionnelles et communautaires. On exige de lui qu’il tienne tête au Hezbollah, alors que tous ses contempteurs actuels, y compris les plus bruyants de l’opposition ultra, ont, à un moment ou un autre, cherché à composer avec lui. On espère qu’il opère un bouleversement institutionnel, mais personne, pas même ceux qui l’ont désigné, ne semble prêt à l’aider.
Pire encore, au sein même de la coalition disparate qui l’a porté à la tête du gouvernement, nombreux sont ceux qui attendent, voire espèrent, son échec. Il est le compromis d’une conjoncture et non l’incarnation d’un projet commun. Chacun l’a soutenu pour des raisons différentes, et chacun, aujourd’hui, cherche à voir dans sa nomination soit un marchepied, soit un piège.
Le faux-semblant du changement
Dans l’absolu, un changement de régime aurait pu accompagner un changement d’homme. Mais l’un sans l’autre ne mène qu’à une impasse. L’Iran conserve les clés du Parlement. La classe politique libanaise refuse d’accepter que le Hezbollah n’est plus tout-puissant. La culture électorale demeure archaïque et communautaire. La corruption continue d’être endémique. Et la loi électorale actuelle, acceptée par toutes les forces politiques par opportunisme, continuera de produire les mêmes équilibres stériles.
On attend de Nawaf Salam qu’il transforme le système, alors même que ce système est conçu pour neutraliser toute transformation. Le succès d’un profil comme le sien ne dépendra pas de sa bonne volonté, mais d’une révolution dans la pratique politique libanaise, une rupture réelle avec les logiques archaïques qui gouvernent encore le pays. Tant que les alliances se feront au cas par cas, en fonction d’intérêts immédiats, tant que les blocs partisans resteront ancrés dans le confessionnalisme, le Liban ne retrouvera pas un véritable régime parlementaire digne de ce nom.
Composer ou s’affranchir ?
Dans ce contexte, deux chemins s’ouvrent à Nawaf Salam.
Le premier est celui du pragmatisme : accepter les règles du jeu, marchander sa confiance auprès de ceux qui ne veulent pas vraiment de lui et tenter d’arracher quelques réformes au prix de compromis douteux, à commencer par l’octroi du ministère des Finances au binôme Hezbollah-Amal. Ce qui revient à tuer dans l’œuf toute perspective de changement.
Le second est celui de la fidélité à soi-même : refuser de servir d’alibi, camper sur son souverainisme, former un cabinet de rupture fondé sur des critères objectifs de qualité et aller au bout de son combat, quitte à échouer à obtenir la confiance.
Mieux vaut un échec cohérent qu’un succès empoisonné. Mieux vaut une défaite fondatrice qu’un mandat stérile. Car l’histoire libanaise ne se souvient pas des accommodements ; elle ne retient que les ruptures.
Nawaf Salam doit choisir. Et parfois, la cohérence est la seule victoire qui vaille.
Excellent