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Parce qu’il faut parfois, comme l’écrivait Michel Chiha, redire ce qui devrait être l’évidence. Parce que ce qui devrait relever du simple bon sens a été systématiquement piétiné, dissous dans les compromis successifs, éradiqué par la culture de la soumission, enterré sous les décombres d’un État qui, depuis si longtemps, n’en est plus un. Parce qu’il faut, une fois encore, rappeler cette vérité élémentaire : un État qui ne juge pas ses assassins n’est pas un État.
C’est une fiction.
Rien qu’un simulacre d’institutions derrière lesquelles prospèrent les règnes parallèles des milices et des clans. Un territoire livré aux rapports de force, où la peur s’est substituée à la loi, où la soumission tient lieu d’ordre, où la mémoire est perçue comme une menace. Un espace politique où la vérité est non seulement occultée, mais délibérément écrasée, laminée, réduite à néant. En d’autres termes, un cache-sexe destiné à cacher une malformation honteuse.
Car il ne faut pas s’y tromper. L’impunité n’est pas un dysfonctionnement. C’est une méthode de gouvernance, la pierre angulaire d’un système de domination qui ne tient que par le crime et le silence qui l’accompagne.
Elle repose sur trois principes immuables :
• La violence comme langage du pouvoir. On ne convainc pas, on élimine. On ne gouverne pas, on neutralise.
• L’oubli comme ultime victoire. Un crime aujourd’hui, une rumeur demain, et puis plus rien.
• La soumission comme horizon politique. Si personne n’est jugé, c’est que la peur a déjà triomphé.
Une justice qui n’est qu’un squelette sans repères et sans âme n’est plus qu’un “appareil idéologique d’État”, pour reprendre la formule de Gramsci. Pas plus qu’un instrument docile aux mains de l’oppresseur. Au mieux, une autre forme de ce “silencieux” avec lequel le Parti des Assassins a menacé Lokman Slim des mois avant son assassinat.
Lokman et les victimes du 4 Août n’ont pas seulement été assassinés. Ils ont été exécutés une seconde fois par l’abandon de la justice. Au-delà du crime lui-même, c’est sa négation, à travers l’enterrement de l’enquête, qui est tout aussi insoutenable.
Pas de suspects, pas d’accusés, pas de coupables. Seulement des cadavres et du silence.
C’est ainsi que meurt un pays.
La mécanique du crime
Il ne suffit pas d’un drapeau, d’un gouvernement et d’un siège aux Nations unies pour faire un État. Un État est d’abord une structure qui garantit la justice, affirme la souveraineté et protège ses citoyens. Lorsqu’il renonce à punir le crime, lorsqu’il se refuse à dire le droit, il cesse d’être un État et devient un simple instrument de domination.
Ceux qui tuent sans être jugés finissent toujours par régner. C’est ainsi que se structure la mécanique du crime : d’abord, l’intimidation, le harcèlement, la stigmatisation, les menaces lancées en toute impunité par une cohorte de chiens de garde, cybermiliciens et porte-voix médiatiques relayant l’accusation suprême de « traîtrise ». Ensuite, l’exécution, froide, minutieusement planifiée, pensée non seulement comme un châtiment, mais comme un message adressé à tous ceux qui seraient tentés de rompre le silence. Enfin, l’oubli. Le dossier classé sans suite. L’enquête entravée. Les complicités institutionnelles qui transforment la justice en mascarade.
L’assassinat politique n’est jamais un acte isolé. Il est un rouage dans une machine plus vaste, un mode de régulation du pouvoir qui remplace l’argumentation par l’intimidation, la négociation par l’exécution, la mémoire par l’oubli. C’est ainsi que depuis un demi-siècle, le Liban est maintenu sous le contrôle des chefferies, milices, occupations. Dans ce contexte précis, la justice n’a globalement fait que légitimer l’état de fait. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des exceptions. Mais dans le champ des liquidations politiques ? Presque jamais.
Demandez à Lokman Slim.
Ou à Samir Kassir, Gebran Tuéni et les autres.
Ou à Rafic Hariri.
Ou à René Moawad.
Ou à Bachir Gemayel.
Ou à Kamal Joumblatt…
Entre Lokman Slim et Kamal Joumblatt, un demi-siècle d’assassinats. Un demi-siècle d’affaires classées. Un demi-siècle de renoncements qui ont transformé l’impunité en norme et l’oubli en politique d’État.
La vérité ? Tout le monde l’établit immédiatement. Le bon sens.
L’établissement de cette vérité par la justice ? C’est une autre paire de manches, et y aboutir relève d’un luxe si rare…
Les sanctions contre les coupables ? Il faut oublier. Inconnus au bataillon, les coupables. Ils n’existent pas. Et s’ils existent, ils ont disparu. Ou bien, ils sont là, mais il s’en fichent royalement, de la justice. S’ils ont tué avec autant de légèreté et d’assurance, c’est parce qu’il se savaient intouchables…
C’est pourquoi, il faut sortir des lieux communs. L’impunité n’est pas l’absence de justice, c’est l’échec programmé de la justice, la mise en place d’un système où la criminalité devient une sorte de routine, où l’État abdique, où la violence se justifie, se banalise, se normalise.
Une société qui tolère la violence comme mode de régulation finit toujours par s’effondrer sous son propre poids, pour reprendre René Girard. La normalisation du meurtre comme solution, c’est son acceptation comme une nécessité, un mode opératoire, une habitude politique, voire même un passage obligé, incontournable, vers la conquête du pouvoir.
Chaque crime impuni devient un précédent, chaque assassin en liberté une promesse de nouveaux assassinats, chaque dossier classé une invitation à recommencer.
Oui, la justice, a contrario, par inaction, par veulerie, par capitulation, par renonciation d’elle-même, délivre aussi des permis de tuer.
Pire.
Elle assiste ainsi l’État dans son auto-annihilation.
C’est ainsi que la mémoire collective s’efface, que les mots perdent leur sens, que la vérité devient une version parmi d’autres, un point de vue, une possibilité.
George Orwell l’avait résumé en une phrase : “Celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir.”
L’impunité n’est plus seulement un permis de tuer. C’est une arme de destruction massive aux mains du pouvoir. Une arme qui impose une version officielle de l’histoire, qui transforme les assassins en figures d’autorité et les victimes en traîtres présumés.
Pourquoi Lokman Slim a-t-il été assassiné ? Pourquoi les victimes du 4 Août n’ont-elles pas eu droit à la justice ? Parce qu’ils avaient brisé la loi du silence. Parce qu’ils avaient osé poser les seules questions interdites : “Qui a tué ? Qui a ordonné ?” Et dans un système fondé sur la violence, poser ces questions est déjà un crime. Un État souverain n’a peur de personne. Un État captif est terrorisé par ceux qu’il ne peut juger.
Le problème de fond, depuis plus d’un demi-siècle, c’est que le Liban est tiraillé entre deux cultures.
D’un côté, la culture du lien, du vivre-ensemble, de la citoyenneté, de la construction d’un État de droit. De l’autre, la culture de l’exclusion, du rejet, du meurtre comme instrument politique. Ce qu’il voudrait être face à ce qu’il est. Mr. Hyde qui souhaite (re)devenir Dr. Jekyll.
La culture du lien bâtit un État, l’autre le détruit.
Samir Frangié l’avait compris et exprimé mieux que tout le monde. C’est pourquoi il prônait sans cesse une rupture avec la culture de la violence et la nécessité d’une intifada de la paix.
Une grande majorité de Libanais souhaitent aujourd’hui tourner la page.
Pour la première fois depuis un demi-siècle, la situation régionale, avec l’affaiblissement de l’Iran et ses satellites et la chute du régime syrien, suscitent l’espoir d’un tel changement, après deux tentatives imparfaites et inabouties en 2005 et 2019.
Mais il est temps que les nouveaux dirigeants s’élèvent à la hauteur de l’opportunité.
Il est temps de mettre un terme à la mécanique du crime.
Si l’impunité triomphe une fois de plus, le Liban ne s’en relèvera pas. Les États ne meurent pas seulement sous les bombes. Ils meurent dans l’indifférence. Dans ce silence qui suit les assassinats. Dans ce silence qui accompagne les dossiers classés sans suite. Dans ce silence qui enterre les causes avant même qu’elles aient été jugées.
Le Liban ne peut pas se permettre un nouveau renoncement. Chaque impunité non combattue est une violence future garantie.
Il faut donc choisir :
Le droit ou la soumission ?
La République ou la Milice ?
L’histoire ou l’oubli ?
Un pays ne renaît pas en recyclant ses bourreaux. Un État ne s’affirme pas en protégeant ses assassins.
Il s’affirme en les jugeant.
Tant que la culture du meurtre ne sera pas éradiquée, aucun projet politique, aucun État, aucun Liban ne tiendra jamais debout.
Une guerre et ses conséquences ne peuvent pas reconstruire un État. La violence ne peut pas mettre fin à la violence. Au contraire, une guerre, quels que soient ses résultats, constitue le début d’un nouveau cycle de violence.
Pour marquer le passage vers une culture de paix, il faut bien commencer quelque part. Par un signe. Un symbole. Un geste fort.
Ce geste fort, c’est la justice.
Pour Lokman, pour les victimes du Port.
Pour tous les morts.
Pour tous les vivants qui ne veulent pas mourir.
Pour une fois !
BRAVO…. EXCEPTIONNEL