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L’arrivée au pouvoir d’Ahmed Al-Charaa à Damas fournit au président turc l’occasion de mettre en avant une formation islamiste autre que la sienne, estime la politologue Ezgi Basaran, dans un entretien au « Monde ». Avec l’objectif de renforcer un récit identitaire et triomphaliste visant à consolider sa base nationale.
Ancienne journaliste, Ezgi Basaran est une politologue turque spécialiste du Moyen-Orient à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni. Elle est l’autrice de The New Spirit of Islamism. Interactions Between the AKP, Ennahda and the Muslim Brotherhood (« le nouvel esprit de l’islamisme. Interactions entre l’AKP, Ennahda et les Frères musulmans », I. B. Tauris, 2024, non traduit), qui explore les interactions entre les acteurs politiques islamistes turcs, tunisiens et égyptiens après les soulèvements arabes de 2011 et met en lumière l’influence du Parti de la justice et du développement (AKP) du président turc, Recep Tayyip Erdogan.
Quels sont les plans turcs vis-à-vis de la Syrie, où le nouvel homme fort est, depuis le 8 décembre 2024, Ahmed Al-Charaa, un ancien djihadiste ?
Erdogan a attendu ce moment avec impatience. Les conditions de la chute du régime de Bachar Al-Assad lui sont bien plus bénéfiques que ce à quoi il aurait pu rêver : c’est un dirigeant islamiste sunnite, que la Turquie a soutenu et qui est étroitement influencé par l’AKP, qui a pris le pouvoir à Damas. Erdogan et son parti jouent un rôle de modèle et de conseiller sur le terrain, où ils tentent de créer une success story avec une formation islamiste autre que la leur.
Leur ambition est de montrer au monde qu’un mouvement social islamiste peut se transformer en un parti politique, se présenter à des élections compétitives et gouverner. C’est une manière de placer l’AKP au centre de l’échiquier régional. Les dirigeants turcs avaient déjà agi de la même façon avec [le parti islamiste tunisien] Ennahda et les Frères musulmans [en Egypte], qui avaient accédé au pouvoir dans la foulée des « printemps arabes » [jusqu’en 2014 puis associés minoritaires au sein d’une coalition de 2015 à 2019 pour les premiers, et de 2012 à 2013 pour les seconds].
En quoi cela consiste-t-il ?
Il s’agit de transmettre ce que j’appelle une « boîte à outils tactique » pour que la nouvelle direction syrienne se présente comme un acteur légitime, capable d’administrer le pays et de conserver le pouvoir. Concrètement, Ankara procure des modes d’emploi sur la manière de se comporter et de se positionner sur la scène politique intérieure et internationale : une sorte de cabinet de conseil pour partis islamistes.
Cela fait neuf ans qu’Ahmed Al-Charaa est en contact permanent avec l’AKP par l’intermédiaire de Hakan Fidan, l’ancien chef du renseignement turc, aujourd’hui ministre des affaires étrangères. Ce dernier a été le premier haut dirigeant à se rendre à Damas [le 22 décembre 2024], après la fuite de Bachar Al-Assad. Quelques jours plus tard, Ibrahim Kalin, l’actuel chef du renseignement turc, a été emmené à la grande mosquée des Omeyyades, en voiture, par Al-Charaa en personne. Dans la séquence qui a suivi la chute du régime, on a vu cet ancien djihadiste répondre aux interviews avec une barbe fraîchement coupée, portant une chemise et une cravate à l’occidentale. L’image a marqué. Le costume provenait directement d’un magasin chic et célèbre d’Istanbul.
En politique intérieure, la tactique que préconise Ankara consiste à trouver des alliances au sein même du pays. De fait, les dirigeants de Hayat Tahrir Al-Cham [HTC] sont en négociations permanentes avec les minorités chrétiennes, ils ont aussi rencontré les autorités druzes. Ce n’est pas rien pour une formation issue du djihadisme.
Les dirigeants turcs savent à quel point cette période de transition est difficile. Certains d’entre eux ont encore en mémoire l’incompétence, au Caire, des Frères musulmans, qui ne parvenaient même pas à collecter les poubelles. En Syrie, les relais d’Ankara sont nombreux : Assad Hassan Al-Chibani, le nouveau ministre des affaires étrangères syrien, est un turcophile, qui a obtenu un doctorat en philosophie à l’université privée Sabahattin Zaim d’Istanbul ; le gouverneur d’Alep [nommé le 21 décembre 2024], Azzam Al-Gharib, a lui aussi étudié en Turquie ; la responsable du bureau des affaires féminines, Aïcha Al-Dibs, détient la nationalité turque, tout comme Omar Mohammad Jaftachi, ancien membre d’Al-Qaida, désormais haut responsable militaire dans la nouvelle direction syrienne.
Et sur la scène internationale ?
Ankara sait d’expérience à quel point les pouvoirs saoudien et émirati ont œuvré contre les soulèvements arabes de 2011, en finançant la contre-révolution. De ce point de vue, la récente séquence saoudienne est révélatrice : c’est sous l’influence turque que le chef de la diplomatie syrienne, Al-Chibani, a effectué, le 2 janvier, sa première visite officielle en Arabie saoudite. Le même conseil avait été donné par Ankara aux Frères musulmans, en 2012, peu après leur prise du pouvoir en Egypte.
La Turquie, dont le renseignement est très pointu dans la zone, a conscience que pour qu’un gouvernement islamiste puisse survivre dans le monde arabe, celui-ci doit prendre très au sérieux Riyad et tenter d’en rallier les dirigeants à sa cause. Non sans succès pour l’instant : l’Arabie saoudite a appelé [le 12 janvier]à lever les sanctions internationales contre la Syrie. C’est aussi une visite de Hakan Fidan à Abou Dhabi, le 6 janvier, qui a préparé la visite d’Al-Chibani aux Emirats arabes unis. Erdogan, lui, a téléphoné au président, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, lui enjoignant de « donner sa chance à HTC ».
HTC vous paraît-il mieux équipé que ne l’étaient Ennahda et les Frères musulmans, tous deux parrainés par la Turquie et ayant échoué ?
Le fief de HTC est Idlib [nord-ouest], et diriger cette région n’a certainement rien à voir avec gouverner un pays comme la Syrie. Il n’empêche : les hommes d’Ahmed Al-Charaa savent comment procéder pour fournir des services tels que la distribution en eau, l’électricité ou la collecte des ordures. Ils ont une expérience que ni Ennahda ni les Frères musulmans n’avaient. C’est la première étape essentielle de cette quête à la légitimation, si chère à l’AKP, pour qui servir la population est la plus importante des devises : « Commencez à fournir un bon service aux gens, faites entrer et tourner l’argent, et tout se mettra en place. » A charge pour les hommes de l’AKP d’aider, en coulisse, aux tractations diplomatiques.
Autre différence, à l’avantage de HTC : l’absence, en Syrie, de la choura, ce conseil des anciens qui existait en Tunisie et en Egypte. Les nouveaux hommes forts y sont en ce sens un peu plus « libres » de leurs mouvements. En revanche, HTC doit régler son problème de fractionnement interne entre djihadistes et non-djihadistes au sein de ses milices. C’est l’autre étape essentielle pour asseoir sa légitimité : supprimer son étiquette de terroriste djihadiste.
Vous écrivez que cette « déradicalisation par le haut », comme la nomme le chercheur Patrick Haenni, a commencé dès 2015. Comment ?
Au début de 2015, Ahmed Al-Charaa – alors connu sous son nom de guerre, Abou Mohammed Al-Joulani – reçoit une lettre d’Ayman Al-Zawahiri [1951-2022], chef de [la nébuleuse djihadiste] Al-Qaida auquel son groupe armé – le Front Al-Nosra – avait prêté allégeance. Cette lettre contient plusieurs directives, dont celle de cesser d’utiliser la Syrie comme base pour des attaques contre l’Occident. Pour le Front Al-Nosra, ancré dans la perspective intrinsèquement transnationale du djihadisme, cette directive marque un changement majeur, entraînant défections et dissensions internes. Au fil des ans, Al-Joulani a combattu ces groupes dissidents, rompu ses liens avec Al-Qaida [fin juillet 2016] pour se rebaptiser « Hayat Tahrir Al-Cham ». Ce qui est frappant, c’est que ce changement pragmatique a d’abord été proposé par l’organisation Al-Qaida elle-même.
HTC, qui a très tôt tissé des liens étroits avec Ankara, a aussi montré son habileté à apprendre et à s’adapter au contact de modèles extérieurs. Une enquête du Washington Post, publiée en décembre 2024, montre que le groupe a étudié de près la guerre en Ukraine, recevant même une formation tactique de la part d’une unité de combattants ukrainiens. Plus récemment, un expert de la guerre syrienne affilié à HTC, Yasser Al-Jundi, a révélé que la guerre en Ukraine, mais également le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, étaient enseignés dans leur académie militaire à Idlib.
Comment qualifier les relations entre l’AKP et HTC ?
Contrairement à l’Armée nationale syrienne [ANS, coalition rebelle créée en 2017, affidée à Ankara], HTC n’est pas un proxy turc. La relation avec Ankara est évidemment complexe, mais on peut dire que la Turquie a réussi dans une certaine mesure à l’influencer.
De son côté, le gouvernement turc a aussi ses priorités, comme celle d’étouffer toute volonté d’autonomie kurde dans le Nord syrien. Et la difficulté, avec des supplétifs comme l’ANS, c’est qu’ils sont difficilement contrôlables : ce problème doit régulièrement donner des maux de tête à Ankara…
La presse, quasi unanime, parle d’un succès pour Erdogan. Qu’en pensez-vous ?
Les récentes discussions sur la Turquie en tant que « vainqueur » ultime de la guerre civile syrienne ont ravivé les débats sur les prétendues ambitions néo-ottomanes d’Erdogan. Pourtant, le « néo-ottomanisme » est un terme alambiqué, qui embrouille l’analyse plus qu’il ne la clarifie. Qu’entend-on exactement par là ? Et à quelle époque de l’Empire ottoman fait-il référence ? Le despotisme d’Abdülhamid II [sultan de 1876 à 1909] ? L’expansionnisme de Soliman le Magnifique [sultan et calife de l’islam, de 1520 à 1566, à l’apogée de l’empire] ? Les réformes des Tanzimat [réformes modernisatrices mises en œuvre au XIXe siècle] ?
Le récit néo-ottomaniste existe depuis longtemps dans les cercles islamistes turcs – il n’a pas commencé avec Erdogan. Ses racines remontent à Necmettin Erbakan, père du mouvement islamiste turc et mentor d’Erdogan, et il visait principalement à remettre en question le discours hégémonique laïque, kémaliste et républicain.
Les ouvertures de la Turquie à l’égard des pays arabes, à la suite des « printemps » de 2011, n’étaient pas motivées par un programme « néo-ottoman » ou par l’ambition de construire un « bloc frériste ». Sa force motrice n’était pas l’idéologie islamiste. Erdogan ne veut pas gouverner Alep. Son véritable objectif est de renforcer le récit identitaire qu’il élabore depuis la fin des années 2000, à partir de ces années où il a pris le contrôle du judiciaire et de l’armée. Le public qu’il vise est avant tout national, comme pour tout ce qu’il entreprend. L’objectif est de consolider sa base autour d’un récit triomphaliste.