Fort de son succès en Iran, Benyamin Nétanyahou aspire à remodeler le Moyen-Orient. C’est la récompense qu’Israël mérite, estime-t-il, pour avoir fait le « sale boulot » afin de briser l’axe Gaza-Beyrouth-Damas-Téhéran. Israël assume le coût humain, matériel et économique de ces guerres menées sur plusieurs fronts (y compris la condamnation morale de la communauté internationale pour le chaos à Gaza), et a sérieusement entamé, avec l’aide des Etats-Unis, un arsenal nucléaire qui menaçait la stabilité du monde autant que l’existence d’Israël. Bien des Etats, y compris parmi les BRICS + (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, l’Iran…) et le Sud global, en plus des pays occidentaux, se félicitent en secret du revers iranien.
Israël peut enregistrer avec satisfaction le fait d’avoir, à la frontière nord, des voisins libanais et syrien plus conciliants que le clan Al-Assad et le Hezbollah. Le changement de régime en Syrie fut l’affaire des Syriens, mais Israël y a indirectement contribué en ôtant au Hezbollah sa position de pivot au Liban. Il ne s’agit pas d’attendre quelque gratitude publique du peuple libanais : la guerre ancienne et récente laisse des deux côtés de la frontière des rancœurs qui ne s’effacent guère d’un trait. Cependant, si Israël informe le Liban par des voies discrètes qu’il est prêt à se retirer sur la ligne de démarcation comme il l’a fait en 2000, pour autant que sa souveraineté soit respectée et que la menace chiite soit jugulée, alors la guerre au Liban et en Iran n’aura pas été inutile, malgré les morts et les destructions.
Le régime syrien semble être lui aussi disposé à ne pas reproduire la litanie chère à Bachar Al-Assad sur l’« entité sioniste » promise à une disparition inéluctable. Si le contentieux entre les deux pays se limite désormais au plateau du Golan et aux points stratégiques occupés récemment par l’armée israélienne, on ne peut exclure l’émergence d’un cercle vertueux en vue d’une négociation à venir.
Remplacer la passion idéologique et fanatique
Que le peuple iranien tire parti ou non des coups portés au pouvoir pour renverser celui-ci, c’est à lui seul d’en décider. L’exemple du Liban et de la Syrie montre que des perspectives d’entente tacite sont possibles, que le régime reste en place comme c’est le cas au Liban ou qu’il ait changé après la chute d’Al-Assad. Si la République islamique arrive à survivre, les Etats-Unis et l’Europe devront se montrer fermes vis-à-vis d’elle. Pour y parvenir, le langage des intérêts devra remplacer celui de la passion idéologique et fanatique. L’Iran n’était pas le premier pays à proclamer rituellement la disparition de l’« entité sioniste » ; Israël s’en accommode, mais ne consentira jamais à un passage à l’acte potentiel avec le développement d’une capacité nucléaire. Rien de nouveau sous le soleil : Israël avait réservé le même traitement à l’Irak en 1981 et à la Syrie en 2007.
Il reste impératif que le droit international maintienne la règle désignant comme agresseur le pays qui a tiré le premier. Mais il est grotesque de considérer que la guerre déclarée à l’Iran par Benyamin Nétanyahou est identique à celle que Vladimir Poutine mène contre l’Ukraine. Tout en déclarant Israël agresseur, il serait juste de reconnaître qu’il mérite des « circonstances atténuantes ». Lorsque l’Europe soutient Israël face à l’Iran et condamne la Russie face à l’Ukraine, elle ne parle pas un « double langage », elle ne pratique pas un « double standard », elle parle avec bon sens.
L’opération menée par le premier ministre israélien en Iran est de nature défensive, celle menée par le président russe en Ukraine est clairement expansionniste, comme est expansionniste la guerre menée par Israël lorsqu’on déplace le projecteur d’Iran vers Gaza. En l’occurrence, Israël n’est pas formellement l’agresseur. Cependant, la poursuite d’une guerre sans retenue avec un niveau de destruction, un bilan de victimes et une absence délibérée de perspective politique autre que l’annexion exige de déclencher l’état d’alerte.
C’est dire que la recomposition régionale peut prendre également une direction perverse. En l’état actuel, Benyamin Nétanyahou cherche à liquider le futur des Palestiniens, bien plus qu’à libérer les otages et à remplacer le Hamas par un acteur responsable. Il faut redouter chez lui l’ivresse de la puissance qui le conduit à faire main basse sur Gaza et sur la Cisjordanie, et à pulvériser les contre-pouvoirs en Israël – de la Cour suprême à la presse d’investigation –, au risque de faire d’Israël un Etat définitivement répressif et illibéral.
Nul n’est de trop, ni les Israéliens ni les Palestiniens
La méfiance des Israéliens et des Palestiniens est à son paroxysme depuis le 7-Octobre et la guerre dans la bande de Gaza. Mais il faut travailler, de part et d’autre, à ne plus tolérer, de part et d’autre, des slogans qui nient l’avènement de la Palestine ou l’existence d’Israël. La mémoire des souffrances subies ne peut légitimer l’élimination d’un millier d’Israéliens et de dizaines de milliers de Palestiniens depuis 2023.
Exiger le renoncement à des pratiques meurtrières et à un discours mortifère en hébreu ou en arabe, ce n’est pas remodeler le Moyen-Orient comme l’a fait l’impérialisme britannique et américain, c’est déclarer à tous les peuples de la région que nul n’est de trop – ni les Israéliens ni les Palestiniens : tous ont leur place, mais pas toute la place ; tous ont droit à faire nation, pas à la place d’une autre. Il faut être résolument pour Nétanyahou lorsqu’il affaiblit la menace iranienne qui a pesé sur Israël ; il faut être ardemment contre lui lorsqu’il n’envisage d’issue diplomatique au conflit que sans les Palestiniens.
Dans ce nouveau contexte, qui reste encore incertain, Israël peut prétendre être le gendarme de la région à condition de cesser de se conduire en voyou en Cisjordanie et d’arrêter son armée de destruction massive à Gaza. Israël ne peut édifier d’avenir stable qu’en coopérant avec les leaders et peuples voisins pour obtenir leur consentement sans lequel l’emploi de la force n’est qu’abus de la force. La paix, locale ou globale, est de nouveau possible. Elle implique d’arrêter la « pacification » en cours à Gaza et de composer avec les Palestiniens, sans le Hamas. Si Nétanyahou n’est pas capable de l’envisager, c’est à un autre leadership israélien de relever le défi, dans l’esprit d’Yitzhak Rabin, pour conduire avec les pays voisins, en commençant par les Palestiniens, ce changement dont le Moyen-Orient et le monde ont besoin.
Remodeler durablement la région requiert, après l’usage de la force, une main tendue. Si l’hubris l’emporte sur la sagesse, Israël aura gagné une fois de plus la bataille pour son existence, mais pas celle, décisive, de sa légitimité. La région retombera dans le désordre, la violence et l’instabilité, et de ce nouvel ordre ne subsistera qu’une tyrannie arbitraire.
Denis Charbit est professeur de science politique à l’université ouverte d’Israël, à Raanana. Il a publié « Qu’est-ce que le sionisme ? » (nouvelle édition revue et augmentée, Albin Michel, 2024) et « Israël, l’impossible Etat normal » (Calmann-Lévy, 2024).