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(Appel au chef de l’État, Joseph Aoun)
Monsieur le Président,
C’est avec humilité et sans prétention que je me permets de vous adresser ces lignes.
Je ne parle ici ni au nom d’un parti, ni d’un clan, ni d’un quelconque groupe d’intérêt. Je vous écris en tant que citoyen libanais, ayant depuis longtemps pris ses distances avec toute forme d’activisme politique, mais viscéralement attaché à l’idée même de République, au respect des valeurs démocratiques, et à la préservation de nos libertés publiques et privées.
Ce n’est donc ni l’esprit de polémique ni l’appétit de pouvoir qui m’animent et motivent ma démarche, mais celui, plus exigeant encore, du service désintéressé du bien commun – service qui, dans une République authentique, ne doit pas être réservé aux seuls détenteurs de charges publiques. Je vous adresse ces observations non pour vous instruire, mais pour contribuer, si possible, à ma modeste mesure, à l’accomplissement de votre mission – pour le bien commun de tous. Car l’exercice du pouvoir suprême, surtout dans un contexte aussi fracturé que le nôtre, a besoin d’être accompagné de regards sincères, parfois inconfortables, mais toujours soucieux de vérité.
Votre élection à la présidence de la République a suscité, disons-le sans détour, un enthousiasme rare depuis la fin de la guerre civile. Enthousiasme d’autant plus frappant qu’il a surgi dans un pays brisé, désorienté, longtemps orphelin de sa magistrature suprême, et en quête désespérée d’un sursaut moral. Malgré l’entorse à la lettre de la Constitution que constituait, de fait, votre candidature en tant que fonctionnaire, la légitimité locale et internationale qui s’est dégagée de votre élection tenait à cette aspiration collective, presque unanime, à la restauration d’un minimum d’autorité, de probité, et d’unité.
Votre discours d’investiture, articulé autour de la souveraineté, de la relance des institutions et de la lutte contre la corruption, a su capter cet élan. Dans un climat de liesse inespéré, il a été perçu comme le signal d’un renouveau, comme l’amorce d’une refondation républicaine à partir de l’éthique du devoir et du refus de la compromission.
Mais, Monsieur le Président, cet enthousiasme commence à s’émousser. Non pas par caprice d’opinion ou par inconstance médiatique, mais parce qu’il réclame des actes à la hauteur des promesses. Parce qu’il exige du concret, de la fermeté, une clarté de cap.
Sur la question de la souveraineté, d’abord. Le moment régional est critique : le Liban est entouré de volcans en fusion, traversé de toutes parts par des réseaux d’ingérence, livré aux convoitises de puissances qui, depuis trop longtemps, jouent leur guerre par procuration sur notre sol. Dans ce contexte, votre discours sur l’unité du territoire et l’autorité de l’État ne peut rester incantatoire. Il exige une mobilisation institutionnelle et politique sans précédent, pour réunir les Libanais – tous les Libanais – autour de l’idée, cardinale, que l’intégrité du territoire et la préservation du modèle libanais ne sont pas négociables. Ni avec l’intérieur ni avec l’extérieur. Nous voulons des actes, certes bien pesés, mais l’occasion historique de rétablir le prestige de l’État et le monopole de la violence légitime est unique. Il ne faut pas la rater : elle ne se présentera sans doute plus une deuxième fois.
Vous êtes par ailleurs, selon la lettre et l’esprit du régime parlementaire libanais, un arbitre, et non un acteur ordinaire de la joute politique. Votre force réside précisément dans cette distance, dans cette hauteur, qui vous élève et fait de vous le garant du « livre » et de son application juste. Toute dérive vers les méandres du pouvoir, les combinaisons d’influence, les intrigues d’appareil, minerait votre autorité. Au Liban, un président, qui plus est en temps de crise, ne peut être qu’un homme au-dessus de la mêlée – sans calcul, sans réseau, sans dette. Ou alors il devient un chef comme les autres. Et cela, le Liban ne peut plus se le permettre – surtout après le désastre occasionné par six années de « président fort », qui ont fait voler Beyrouth, et avec elle la République toute entière, en éclats.
Vous avez prêté serment sur la Constitution. Elle fait de vous le gardien de l’équilibre démocratique. Et cet équilibre, aujourd’hui, est gravement menacé. Il l’est d’abord par le retour inquiétant d’une logique sécuritaire, que nous pensions révolue. Depuis quelques semaines, des journalistes, des professeurs, de simples citoyens sont convoqués pour des propos échangés en privé, sur les réseaux sociaux – Facebook, WhatsApp… – ou dans des cercles fermés. La plupart préfère ne pas en parler, pour éviter davantage de troubles et de soucis à leurs proches. Ces méthodes rappellent de bien mauvais souvenirs – ceux du Second Bureau, ou, pire encore, de l’appareil sécuritaire libano-syrien. Votre avènement à la plus haute fonction de l’État, discours d’investiture à l’appui, s’est fait sous le signe d’une rupture avec ces pratiques, et, au-delà, dans un contexte de soif de liberté, d’attente démocratique, d’exigence de transparence. Le Liban des libertés, constitue et doit constituer pour nous, Monsieur le Président, rien moins qu’un choix de civilisation. Mieux encore, le seul choix viable dans un monde de moins en moins ouvert, de plus en plus prisonnier d’enclos identitaires et de choix régressifs, répressifs.
Il n’est pas vrai, contrairement à ce que soutiennent certains esprits enclins à la facilité autoritaire, que le peuple libanais ne peut être gouverné que par une main de fer. Ce discours est un alibi. Une ruse de l’impuissance. Ce que nous subissons, c’est un déficit chronique de culture démocratique – nourri par des siècles de domination et d’asservissement, qui ont installé dans nos esprits la peur de l’autre, la tentation du repli, et la servitude volontaire à des figures de micro-tyrans. La clef, Monsieur le Président, ce n’est pas la force. C’est l’éducation politique. C’est la responsabilité citoyenne. C’est le passage, enfin, de l’état tribal à l’état civil.
Mais pour cela, il faut un État. Et pour qu’il y ait un État, il faut une présidence qui en incarne la dignité, la hauteur, l’exigence. Or, un chef ne se juge pas seulement à ses discours. Il se juge à son entourage, à ceux dont il s’entoure, ceux qu’il écoute. Encore une fois, vous êtes venu porté par une aspiration puissante du peuple à la rupture. Méfiez-vous des survivants de tous les régimes – ces Fouché sans éclat, qui traversent les époques comme des caméléons tristes, à force de compromissions, d’ambitions ternes, et de fidélités successives à tout pouvoir qui les tolère, apprécie leurs flatteries et ferme l’oeil sur leur flagornerie. Ces hommes sont les fossoyeurs de tous les printemps.
Enfin, permettez-moi de conclure par cette vérité, citée par Napoléon et reprise par d’éminents juristes libanais comme Antoine Khair, Hassan Rifaï ou Jean Salem : les institutions sont ce que les hommes en font. C’est là la clef de toute refondation. Le Liban a besoin d’hommes d’État – non de gestionnaires et de communicants, mais d’hommes capables de se désincarner dans leur fonction, de se consumer dans leur devoir, et de défendre, envers et contre tout, la République, sa Constitution, et ses libertés.
C’est ce modèle que nous attendons de vous, Monsieur le Président. Et c’est dans ce sens que nous voulons percevoir l’institution militaire, dont vous êtes issu : comme le dernier rempart – non du pouvoir – mais du régime démocratique, de l’État de droit et de la liberté.
Recevez, Monsieur le Président, l’expression de mon respect.