ENQUÊTE – Le chef du Mossad est la cheville ouvrière du récent rapprochement avec les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan. Parfois critiqué pour sa proximité avec Benyamin Nétanyahou, il est aussi vu comme un possible candidat à sa succession.
Correspondant à Jérusalem
Ce 10 janvier 2015, la délégation israélienne menée par Benyamin Nétanyahou débarque dans un grand hôtel proche de la place de l’Étoile à Paris. Elle est venue participer à la marche de solidarité organisée après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. «C’est la première fois que je m’enregistre sous ma véritable identité», sourit dans le hall Yossi Cohen. Le «Ramsad», le directeur des services secrets, est un habitué de la capitale française. Francophone, il y séjournait en se faisant passer pour un homme d’affaires pour mener des missions de renseignements comme des rencontres avec ses informateurs arabes ou des agents retournés. C’était avant qu’il ne devienne en 2011 le conseiller en sécurité du premier ministre, puis, en 2016, le patron de la fameuse agence d’espionnage.
Cinq ans plus tard, celui que l’on surnomme «le mannequin» dans les couloirs du siège du Mossad, à Tel-Aviv, a achevé sa mue. À 58 ans, il est passé de l’anonymat obligé à une notoriété qu’il cultive avec délectation. La signature des traités de paix entre Israël et les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn et le Soudan l’a placé sous le feu des projecteurs. Car Yossi Cohen est l’architecte du rapprochement avec les pétromonarchies du Golfe. Il a préparé le terrain pendant des années, multipliant les voyages et les rencontres discrètes avec les dirigeants des pays signataires des «accords d’Abraham» et d’autres encore comme ceux d’Oman, ou même d’Arabie saoudite, qui pourraient s’ajouter à la liste des nouveaux amis d’Israël.
Au fil du temps, son rôle est devenu celui d’un ministre des Affaires étrangères effaçant Gabi Ashkenazi, le titulaire du poste. Signe qui ne trompe pas, il était présent lors de la signature des traités de normalisation avec les EAU et Bahreïn ratifiés dans les salons de la Maison-Blanche. «C’est un événement très excitant, une rupture du plafond de verre. J’espère vraiment voir d’autres efforts positifs en faveur de la paix et les porter dans d’autres pays», commentait-il avant de monter dans l’avion pour Washington.
Un climat de confiance avec ses interlocuteurs
La mise en lumière de Yossi Cohen est une révolution copernicienne dans la culture du Mossad. Depuis sa création, l’agence avait toujours prospéré cachée. Exemptée des lois constitutionnelles de l’État hébreu, elle a bâti sa légende sur des actions clandestines. Et la censure militaire interdisait à la presse de citer le nom de son chef, qui relevait du secret de polichinelle jusqu’au fiasco, en 1997, de la tentative d’assassinat à Amman du leader du Hamas, Khaled Mechaal. Aujourd’hui encore, elle est la seule organisation d’État à ne pas avoir de porte-parole.
Si la lutte contre l’Iran est l’axe prioritaire de la stratégie de Yossi Cohen, la diplomatie parallèle lui a servi de tremplin vers la renommée. Par tradition, le chef du Mossad a en charge les relations avec les nombreux pays avec lesquels Israël n’en a, officiellement, aucune. Yossi Cohen a développé un climat de confiance avec ses interlocuteurs sunnites «modérés», opposés comme lui aux religieux chiites au pouvoir à Téhéran. Des informations sensibles sur l’ennemi commun ont été échangées. Israël a également vendu du matériel militaire et des technologies de pointe comme du matériel d’écoutes. À Bahreïn, notamment, pour pourchasser les opposants.
Peu à peu, les transactions commerciales occultes sont devenues visibles. Les premiers résultats diplomatiques ont émergé en octobre 2018, avec la rencontre à Mascate, préparée par le chef du Mossad, entre Benyamin Nétanyahou et le sultan omanais Qabous. «Le temps est venu d’accepter Israël comme une puissance du Moyen-Orient», avait déclaré le sultan décédé au début de l’année, après cinquante années de pouvoir durant lesquelles il n’a pas reconnu l’existence de l’État d’Israël. La porte était entrouverte. Yossi Cohen s’y est engouffré avec succès et «beaucoup de délicatesse», selon ses propres termes. Depuis décembre, il négocierait avec l’Arabie saoudite, qui a ouvert son espace aérien aux vols israéliens. Interrogé en septembre par la chaîne 12 sur la possibilité d’une entente cordiale avec Riyad, il se montrait optimiste. «Je crois que cela pourrait se réaliser», confiait-il.
«L’une des principales qualités de Yossi Cohen est son don de l’anticipation», explique le journaliste Or Heller, qui officie sur la chaîne 13. «Son métier lui a appris à déchiffrer les hommes. Il comprend leur fonctionnement, cela lui donne un avantage. Il sait comment séduire et plaire à ses interlocuteurs.» Ceux qui le côtoient décrivent un personnage «sympathique», «énergique», «charismatique». Habillé de costumes trois-pièces, il tranche par son élégance dans les milieux de l’establishment où la sophistication n’est pas toujours de mise. «Il a modifié en profondeur les règles en incluant une dimension de relations publiques à la fonction de directeur du Mossad. Il parle aux reporters, aux membres de la Knesset, aux politiciens. De plus, il est télégénique», constate le journaliste télé.
Voici un an, il est allé jusqu’à recevoir dans le saint des saints, son bureau de directeur du Mossad, des représentants du magazine ultra orthodoxe Mishpasha. Il leur a confié que le général iranien Qassem Soleimani, le chef des Gardiens de la Révolution «sait très bien que son assassinat n’est pas impossible». «Ses actions sont identifiées et ressenties partout. Il est indubitable que l’infrastructure qu’il construit pose un grave défi sécuritaire à Israël», précisait-il. Trois mois plus tard, Soleimani était tué par une frappe américaine à Bagdad.
Religieux, Yossi Cohen a suivi des études dans une yeshiva orthodoxe mais ne porte pas la kippa en permanence. Son père est un vétéran de l’Irgoun, l’organisation clandestine sioniste de droite dissoute après l’indépendance de 1948. Il a rejoint les rangs du Mossad en 1983, après son service militaire comme parachutiste et chef des renseignements de l’armée de l’air. À ses débuts, l’agent opère sous le nom de code «Callan», en référence à une série télé britannique des années 1960 dont le héros est un tueur solitaire employé par une officine des services de renseignements. Il entre dans un univers dont le caractère impitoyable ne relève pas seulement d’un narratif censé impressionné l’ennemi. «Le Mossad est une organisation criminelle avec une licence», ce qui est «la partie amusante» du travail, a ironisé un jour son prédécesseur, Tamir Pardo, qui en a fait son adjoint en 2011.
Dans Lève-tôt et tue le premier, (Éditions Grasset), l’écrivain et enquêteur Ronen Bergman raconte comment Yossi Cohen avait proposé l’élimination de Viktor Ostrovski, un agent en rupture de ban qui s’apprêtait à sortir un livre de révélations sur le Mossad. Le plan avait été refusé par le chef de gouvernement de l’époque, Yitzhak Shamir, et les mémoires de l’ex-officier furent publiées au Canada.
Centrifugeuses iraniennes et mystérieux assassinats
Yossi Cohen est un coriace. Surtout avec l’Iran et son allié libanais, le Hezbollah. Il a dirigé le «Carrefour», un département en charge du recrutement et de la manipulation d’espions sous couverture et d’informateurs étrangers. Devenu l’agent «Y», il aurait joué un rôle déterminant dans l’opération «Stuxnet», qui en 2010 marque le début des cyberguerres. Les centrifugeuses du site nucléaire iranien de Natanz avaient été sabotées par un virus introduit dans la centrale par un informaticien complice. «Y» ne serait pas totalement étranger à la disparition d’Imad Moughnié, le chef militaire du Hezbollah tué dans un attentat à Damas. Un mystérieux assassinat dont la responsabilité est niée par le gouvernement israélien. Plus sûrement, le James Bond israélien a organisé, en janvier 2018, la rafle d’une quantité spectaculaire de documents papier et de CD sur le programme nucléaire iranien stockés dans un entrepôt de Téhéran. Benyamin Nétanyahou avait présenté cette pêche miraculeuse lors d’une conférence de presse savamment mise en scène.
«Bibi» et «le mannequin» ne cachent pas leur proximité. Yossi Cohen est un familier de l’entourage du premier ministre, de sa femme, Sarah, et de son fils, le très agité Yair. Bon vivant, il ne dédaigne pas une invitation à un concert de Mariah Carey offerte par le désormais ex-compagnon de la chanteuse, le milliardaire australien James Packer, impliqué dans l’une des affaires de corruption qui vaut à Benyamin Nétanyahou d’être traduit devant les tribunaux. L’inamovible chef du gouvernement, qui a le don de se brouiller avec ses proches collaborateurs, apprécie les talents et surtout la fidélité sans faille du meilleur de ses espions.
«Yossi Cohen est de l’avis général un excellent chef du Mossad, mais il lui est reproché de placer les intérêts de Nétanyahou avant ceux de l’État, ce qui va à l’encontre des traditions de l’agence», commente un ancien agent. Il a été reconduit à son poste pour un an. La classe politique s’attend à sa reconversion sur la scène intérieure. Une première dans un pays, où ce sont plutôt les ex-chefs d’état-major de l’armée qui rêvent d’un destin national. Certains le présentent comme l’héritier de Benyamin Nétanyahou, mais il n’aurait pas encore décidé s’il allait tenter l’aventure lorsque le premier ministre et patron du Likoud passera la main.