Cent ans après la naissance du Grand Liban, cette entité semble réduite au statut d’une biche aux abois, proie de prédateurs redoutables, tant internes qu’externes. Et pourtant, à sa naissance, la petite créature paraissait comblée de tous les facteurs d’une santé vigoureuse.
Séduisante et séductrice, la jeune République libanaise se pavanait, heureuse et souriante, au milieu de sa fratrie arabe dont les membres étaient envoûtés par les charmes de la belle insouciante. Hélas, c’était compter sans les redoutables prédateurs externes ainsi que les charognards internes. Métaphore oblige, l’image de la proie poursuivie par ses fauves prédateurs et guettée par ses charognards nécrophages s’applique parfaitement au Liban pour raconter son histoire durant Un siècle pour rien, comme le qualifie le titre de l’ouvrage écrit par Ghassan Tuéni, Gérard Khoury et Jean Lacouture.
Vraiment pour rien ? Les cent ans qui viennent de s’écouler sur la terre libanaise sont une illustration saisissante de la manière avec laquelle, dans le règne animal, les grands fauves prédateurs s’abattent sur leur proie pour se repaître de la fraîcheur de sa chair puis laissent la charogne au bon plaisir des nécrophages de toute sorte, petits et grands.
L’antilope Liban était belle, coquette, aguichante, allumeuse à souhait. Ses grands yeux de biche vous regardaient avec une désarmante innocence. Tels les gracieux impalas des plaines du Serengeti, le Liban avait l’insouciance des grands naïfs aveuglés par leur propre charme qui les rend, pensent-ils, indispensables au monde entier et que nul n’oserait se passer d’eux. Notre petite antilope se prenait en fait pour la cigale de monsieur de La Fontaine. Elle chantait, elle dansait, alors que le ciel au-dessus de sa tête grondait, que le vent se levait, que le cyclone tourbillonnait à l’horizon. Nombreux étaient les amis qui ne cessaient de la prévenir, de faire attention, de prévoir les difficultés du lendemain. Elle leur répondait invariablement par son sourire désarmant et un clin d’œil de son irrésistible regard coquin. Elle sautillait comme une ballerine devant les grands fauves, notamment les redoutables lionnes. Elle ne prenait aucune garde pour se rapprocher des lionceaux qui attendaient sagement derrière leur mère qu’elle leur donne à manger de la chair appétissante de l’antilope-ballerine.
La lionne la regardait faire, la fixait de son regard inexpressif mais tellement hypnotiseur. Soudain, elle s’élança. L’antilope ne comprit pas le comportement du fauve, elle croyait que le roi de la jungle voulait simplement l’accompagner dans sa danse. Hélas, le prédateur finit par la mettre à terre et l’étouffer de ce redoutable « baiser de la lionne » par lequel les lions, les tigres et les lynx mettent à mort leur repas au sang frais. Les grands fauves prédateurs n’aiment que la chair toute fraîche, contrairement aux charognards nécrophages qui se délectent uniquement des chairs putréfiées des cadavres. C’est pourquoi les vautours et les hyènes puantes attendent sagement leur tour pour achever de dépecer la carcasse abandonnée par le prédateur repu.
Mais l’histoire de notre antilope-cigale ne s’achève pas là. Elle se prolonge péniblement par le devenir de sa carcasse pourrie et putréfiée. Certes, elle a été mise à mort par un prédateur, elle a été dépecée par des charognards, mais son supplice n’est pas terminé. C’est l’heure maintenant de toute la vermine qui grouille en elle et qui va enfin pulluler au milieu de ces miasmes putrides. Ces créatures achèveront le travail de bas étage. Elles se saisiront de la moindre parcelle de pourriture. Leur festin de nécrophagie peut encore durer.
Telle est la fable malheureuse d’un siècle d’histoire du Liban, qui en est au stade de la carcasse livrée à sa propre vermine nécrophage. Les fauves et les charognards sont déjà rassasiés.