De nombreux internautes ont lancé le hashtag au nom des six activistes en signe de solidarité.
Six activistes ont présenté lundi une requête judiciaire pour que soit désignée une commission d’experts.
par Claude ASSAF
C’est une démarche inédite et quelque peu insolite à l’égard d’un chef d’État qu’a entreprise lundi un groupe d’activistes issus du mouvement de protestation du 17 octobre, membres du collectif TMT (Tajammoh mouwakabat al-thaoura). Isabelle Eddé, Nawal Meouchy, Hussein Ataya, Antoine Courban, Raymond Mitri et Sélim Mouzannar ont présenté une requête judiciaire visant à désigner une commission d’experts médicaux qui vérifierait la capacité du président de la République, Michel Aoun, à occuper son poste.
Dans leur demande auprès du Tribunal de première instance du Mont-Liban statuant sur les questions de statut personnel, les requérants évoquent « la difficulté pour un homme de 86 ans de poursuivre sa mission à la tête de l’État dans les circonstances politiques, sociales, économiques et sanitaires exceptionnelles que traverse le pays ». « L’âge avancé du président de la République l’a contraint à se faire entourer de conseillers et de proches pour l’aider à assumer ses responsabilités. Ceci donne l’impression aux Libanais que les décisions du chef de l’État ne représentent plus l’homme qu’ils connaissent depuis plus de 36 ans en tant que commandant en chef de l’armée, chef du gouvernement de transition, leader politique et chef de bloc parlementaire », peut-on lire dans le document.
Sur la compétence du Tribunal de première instance, les demandeurs soulignent qu’elle est édictée par la loi (article 90 du code de procédure civile). En ce qui concerne leur qualité à présenter le recours, ils affirment qu’en tant que « citoyens soumis aux lois et aux autorités constitutionnelles », ils sont dotés d’« un intérêt légitime à s’enquérir de tout fait qui impacte la capacité de toute autorité constitutionnelle ».
Interrogée par L’Orient-Le Jour sur le fait que leur requête vise le plus haut symbole de l’État, alors qu’il n’est responsable que dans les cas de violation de la Constitution ou de haute trahison, Nawal Meouchy fait observer que le recours en question « est une demande et non une plainte ». « D’ailleurs, après la double explosion au port de Beyrouth en août 2020, plus personne n’est intouchable, sauf les Libanais », lance-t-elle.
« Notre démarche ne porte nullement atteinte au président de la République, d’autant que dans ces circonstances dramatiques, nous avons le droit de nous assurer qu’il gouverne le pays de manière optimale », poursuit l’activiste. « Comme tout chef d’État, il faut qu’il soit pleinement capable, parce qu’il a le destin d’un pays entre les mains, martèle la militante. Ayant prêté le serment de protéger la Constitution et la souveraineté du pays, il doit prendre à cœur l’intérêt de la nation plutôt que celui d’une faction. » Mme Meouchy compare la situation dans laquelle se trouve M. Aoun avec celle d’« un père âgé qui dilapide sa fortune ou vend ses biens à son ennemi ». « Dans pareil cas, la loi permet à sa famille de vouloir s’assurer qu’il est en pleine possession de ses moyens physiques et mentaux », soutient-elle.
À la question de savoir si la démarche judiciaire a des chances d’aboutir, Nawal Meouchy estime que le tribunal pourrait la rejeter, la classer sans suite ou même se déclarer incompétent. Mais, pour elle, l’important est de « marquer un point en faisant passer le message ». « Ce message est parvenu à beaucoup de Libanais, dont ceux de la diaspora, qui nous ont même demandé d’ajouter leurs noms à notre requête », indique-t-elle.
Contacté par L’OLJ pour savoir quelle est la valeur juridique de la demande des six militants et quelle a été la réaction de la présidence face à cette demande, un proche de Baabda a refusé de commenter.
Incompétence
Un spécialiste de droit public déclare sous couvert d’anonymat que le tribunal de première instance n’est pas compétent en la matière. « Il n’existe pas au Liban de procédure visant à destituer un chef d’État en cas de déficience de ses facultés », affirme-t-il, soulignant que « les tribunaux civils ne peuvent s’immiscer dans le fonctionnement du pouvoir exécutif, encore plus lorsqu’il s’agit d’un président de la République ». Dans le cas d’une déchéance physique ou mentale présumée, seuls les organes constitutionnels ont le pouvoir d’agir pour remédier à la situation, affirme le juriste. Il cite, dans ce cadre, l’article 62 de la Constitution qui attribue à titre intérimaire au Conseil des ministres les pouvoirs du chef de l’État lorsque la présidence de la République devient vacante pour « quelque raison que ce soit ». De même, l’article 74 impose au Parlement de se réunir de plein droit pour élire un président en cas de vacance « par décès, démission ou pour toute autre cause ». « Quoi qu’il en soit, abaisser le président en invoquant son incapacité n’est pas dans nos traditions, parce que celui-ci incarne la magistrature suprême, une transcendance entourée d’une aura particulière », résume le juriste.
Amal Abou Zeid, député aouniste, s’insurge, pour sa part, contre les auteurs de la requête, les qualifiant sur Twitter d’« arrogants ». « On porte atteinte à la dignité du chef de l’État en lui reprochant de ne pas assumer ses responsabilités, alors que l’accord de Taëf lui a ôté de nombreux pouvoirs », déplore-t-il interrogé par L’OLJ, estimant que « même si on change le président Aoun, rien ne changera ». « En dépit du fait qu’il ne soit pas jeune, il poursuit d’ailleurs ses activités normalement », assure M. Abou Zeid.
Une information avait circulé mardi dans plusieurs médias, dont l’Agence nationale d’information, selon laquelle la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, avait engagé des poursuites contre Mmes Meouchy et Eddé et MM. Ataya, Courban, Mitri et Mouzannar pour diffamation du chef de l’État. Mais Mme Aoun l’a réfutée le soir même via L’OLJ. Avant que l’information ne soit démentie, de nombreux opposants au pouvoir avaient lancé sur les réseaux sociaux des slogans au nom des six activistes à l’image du hashtag « Je suis Charlie » pour leur exprimer leur solidarité. Selon Mme Meouchy, d’« innombrables » avocats s’étaient, en parallèle, portés volontaires pour les défendre. « Une poursuite à notre encontre aurait été une violation de la liberté d’expression et du droit d’accès à la justice », lâche-t-elle.