En atteignant simultanément, dimanche 1er juin, quatre bases aériennes russes, dont une au fin fond de la Sibérie, le service de sécurité d’Ukraine (SBU) vient de démontrer sa capacité à frapper loin en territoire russe. Les dommages infligés à l’aviation ennemie par l’opération clandestine, appelée « Toile d’araignée », attestent d’une aptitude de planification insoupçonnée.
Quarante et un avions russes (dont les bombardiers stratégiques Tu-95 et Tu-22M3, qui ne sont plus fabriqués, ainsi que l’avion de commandement A-50) ont été détruits ou endommagés au sol, selon le SBU, un bilan sans précédent dans l’histoire de l’aviation militaire russe. Le chiffre n’est pas repris par Moscou, qui confirme l’attaque sans en préciser l’ampleur. Des images satellites permettront d’estimer plus précisément les dégâts dans les jours à venir.
Jesus Christ
Ukraine’s Security Service (SBU) has just struck over 40 aircraft at the Olenya airbase, including A-50s, Tu-95MS, and Tu-22 bombers. pic.twitter.com/RmcHZ6sJIg— Saint Javelin (@saintjavelin) June 1, 2025
L’opération, dont le président ukrainien a « personnellement contrôlé le déroulement », survient à la veille de pourparlers prévus entre la Russie et l’Ukraine, à Istanbul. Son objectif, selon Volodymyr Zelensky, est de contraindre Moscou à « ressentir la nécessité d’arrêter la guerre ». Signe supplémentaire que la négociation sera basée sur le rapport de force militaire, c’est le ministre de la défense, Rustem Umerov, qui a été mandaté pour mener la délégation ukrainienne à Istanbul, tandis que la délégation russe sera menée par Vladimir Medinski, un conseiller de Vladimir Poutine.
Effet de surprise
« Toile d’araignée » survient à point nommé comme un épisode victorieux sur fond de grignotage continu de l’est de l’Ukraine par l’armée de Moscou. Les forces aérospatiales russes ont été victimes de l’effet de surprise causé par des groupes de petits drones FPV (first person view, « à pilotage en immersion ») lancés de conteneurs clandestinement installés à proximité des aérodromes. La défense antiaérienne russe fait face, depuis quelques mois, à des vagues nocturnes de drones ukrainiens à long rayon d’action et de gabarit très supérieur. Elle n’était pas prête à l’intrusion diurne, sur des aérodromes, de drones FPV au rayon d’action dépassant rarement les 15 kilomètres, volant en rangs serrés à très basse altitude. Des armes jusqu’ici utilisées exclusivement sur la ligne de front.
L’attaque la plus impressionnante, dont les images ont été fournies par le SBU, montre un drone survolant plusieurs bombardiers stratégiques Tu-95, déjà en flammes. Ces images viennent de l’aérodrome de Belaïa, non loin du lac Baïkal, dans la région d’Irkoutsk. La frappe s’est déroulée à 4 600 kilomètres du territoire ukrainien.
Une autre frappe a détruit quatre appareils Tu-95 sur la base aérienne d’Olenia, dans le Grand Nord russe (région de Mourmansk), à 1 800 kilomètres de la frontière ukrainienne. Sur cet aérodrome, des drones ont frappé les réservoirs de carburant, afin de provoquer un gigantesque incendie et de maximiser les dégâts. La chaîne Telegram pro-Kremlin « Rybar » confirme ce bilan et indique aussi que des attaques ukrainiennes de trois autres aérodromes ont échoué. Dont une dans l’extrême orient, à 6 000 kilomètres de la zone de front, et deux autres sur des aérodromes situés en Russie européenne.
7 milliards de dollars de dégâts selon l’Ukraine
D’après les informations divulguées par le SBU, qui a immédiatement et simultanément annoncé et revendiqué l’attaque, les 150 drones impliqués ont été introduits clandestinement en Russie. Un groupe d’agents du SBU a dissimulé les appareils dans des conteneurs en bois, chargés sur des semi-remorques. Les toits de ceux-ci ont ensuite été ouverts à distance, pour permettre aux drones de s’envoler vers les cibles. Le président ukrainien a précisé que 117 drones avaient été utilisés. Le directeur du SBU, Vassyl Maliouk, précise que cela fait un an et demi que l’opération « Toile d’araignée » est en préparation et que tous les agents du SBU ont quitté le territoire russe avant le déclenchement de celle-ci. Le service affirme avoir détruit 34 % des bombardiers stratégiques russes et causé des dégâts à hauteur de 7 milliards de dollars (soit 6,14 milliards d’euros).
L’opération est célébrée par l’ensemble des commentateurs ukrainiens comme un « exploit sans précédent » qui sera « enseigné dans les livres d’histoire ». Vladlen Nikitine, fondateur d’UkrAviaKosTech, l’un des principaux fabricants de drones militaires ukrainiens, dit savoir que « tous les drones étaient pilotés d’Ukraine en temps réel, sans utilisation d’intelligence artificielle ». Pour cet homme qui fournit, depuis deux ans, des drones aux services spéciaux ukrainiens, il s’agit d’une « opération qui va changer le cours de la guerre parce qu[’ils ont] cloué au sol une grande partie de l’aviation russe ». « Jusqu’ici, seul le Mossad [services secrets israéliens] était capable de monter des opérations aussi complexes en territoire ennemi. Maintenant, c’est notre tour », a-t-il ajouté
En fin de journée, dimanche, il n’y avait encore pas eu de réaction politique côté russe, Vladimir Poutine préférant se faire discret lorsque les nouvelles sont embarrassantes. Les médias du pays ont également omis la portée militaire de l’événement et en ont minimisé la couverture. Reprenant les éléments de langage du pouvoir, ils qualifient l’attaque de « terrorisme » – bien que les bombardiers russes détruits aient tiré en trois ans et demi des centaines de missiles de croisière sur l’Ukraine, tuant ou blessant des milliers de civils.
Un « jour noir »
Le ministère de la défense russe a publié un communiqué laconique informant que « le régime de Kiev a commis un acte terroriste à l’aide de drones FPV contre des aérodromes dans cinq régions de Russie », rapporte la chaîne NTV. La population sait que les aéroports des régions de Mourmansk, Irkoutsk, Ivanovo, Riazan et Amour ont été attaqués, mais que, pour ces trois dernières régions, « toutes les attaques ont été repoussées avec succès ». Le ministère reconnaît que les attaques ont provoqué l’« incendie de plusieurs appareils », ne donnant aucun détail sur l’opération, sinon que les drones FPV ukrainiens ont été lancés « d’un territoire situé à proximité immédiate des aérodromes ». Le bilan officiel signale qu’il n’y a pas de victimes civiles ni militaires, et que tous les incendies ont été éteints. Il est fait état de l’arrestation de « certains participants aux actes terroristes », en dépit des déclarations contraires des autorités ukrainiennes.
Une vidéo filmée par un témoin à proximité de l’aérodrome d’Olenia montre des policiers détenant le conducteur d’un semi-remorque, alors que des drones continuent d’en décoller.
Les blogueurs militaires pro-Kremlin, auxquels une plus grande liberté de parole est permise du fait d’une moindre audience, sont dans l’ensemble indignés. La chaîne Telegram « Vatfor », proche de l’état-major russe, reconnaît le « succès général évident des services spéciaux ukrainiens ». La chaîne « Fighterbomber », éditée par un ancien pilote de bombardier, parle de « jour noir pour l’aviation à long rayon d’action ». Elle déplore qu’il ait été impossible d’évacuer les avions « du fait que les attaques ont été lancées à très faible distance. De même, il n’a pas été possible d’activer la défense antiaérienne Pantsir et S-300 ».
Un incendie à Marioupol
Pour la chaîne Rybar, il faut cesser de « considérer les forces spéciales ukrainiennes comme des imbéciles et des incapables, car cette attitude conduit à une dangereuse illusion de sécurité ». Rybar rappelle qu’un général russe de premier plan a été assassiné, fin avril, à Moscou, dans un attentat à la voiture piégée et que les actes de sabotage se multiplient à travers le pays.
Une mystérieuse organisation clandestine pro-ukrainienne a revendiqué, dimanche, un incendie sur une infrastructure ferroviaire dans la ville de Marioupol occupée par la Russie depuis mai 2022. Le même jour, deux ponts ferroviaires se sont effondrés dans la région russe de Briansk, frontalière de l’Ukraine, provoquant une importante paralysie des réseaux routiers et ferroviaires et faisant sept morts. Au moins l’un des deux ponts avait été piégé, selon les autorités locales russes.