Les deux premières parties de cet article, accessibles ici et ici, ont été mises ligne le 13 mars et le 13 avril 2014.
– Combien en as-tu compté ?
– Tu veux dire depuis le début du weekend ? Quelque chose comme 70… Après, j’ai arrêté…
Ainsi échangeaient deux habitants de Damas, en février dernier, sur le sort réservé à Madamiyeh, écrasée par un déluge de barils d’explosif destinés à mettre un point final à sa résistance et à la faire basculer dans le camp des « villes en trêve ».
Au milieu du mois de janvier précédent, la communauté internationale – principalement les Russes et les Américains – s’étaient félicités d’un « progrès significatif ». Après de multiples tractations, les parrains des parties en présence avaient réussi à convaincre des représentants du régime assadien et de l’opposition à siéger face à face, en présence du délégué spécial des Nations Unies Lakhdar Brahimi, pour tenter de trouver une « solution » à la crise en cours. Au moment même où les diplomates qu’il avait dépêchés à Genève s’employaient à affirmer sur tous les tons que leur pays était en proie à des attaques terroristes, Bachar al-Assad procédait, contre les régions affranchies de son autorité en Syrie à une nouvelle vague de bombardements par barils d’une violence sans précédent.
Un temps délaissée pour des raisons précédemment évoquées (Syrie.Une histoire de barils… (2)), cette arme primitive redevient en effet brusquement l’une des armes principales utilisées par le régime. Son usage connaît une hausse inégalée. Alep est le symbole des villes martyrisées par ces attaques. La médiatisation dont elle est l’objet tient au fait que cette ville est largement libérée, et qu’elle est donc en mesure de faire savoir et de montrer en images au monde extérieur l’étendue de ce qu’elle endure. En réalité, où que ce soit, tous les quartiers qui ont défié le système assadien sont soumis à ce même traitement.
Lors de la première phase d’usage des barils (Syrie. Une histoire de barils… (1)), le nombre moyen de ces armes primitives pouvait être, par lieu, d’un à deux par semaine ou par mois. Ces explosifs venaient en complément d’autres méthodes utilisées pour terroriser les populations. Mais, au tournant de l’automne 2013, leur usage s’était fait plus systématique à l’encontre des zones libérées. Comment expliquer cette évolution ?
De tels bombardements confirment que la principale stratégie déployée par les forces composites de Damas est de « survivre à tout prix ». Le slogan « Assad, ou nous brûlons le pays » est plus que jamais la ligne de conduite des acteurs de la répression. Or le baril remplit pleinement ce genre de fonction : il détruit les édifices ; il brise, brûle ou affecte les corps ; il traumatise les esprits par le tonnerre qu’il provoque ; il jette les populations dans une misère accrue… Surtout, il rappelle aux Syriens ce que veut le régime : une soumission absolue, s’ils ne veulent pas être engagés malgré eux dans ce système infernal.
Mais les barils ne sont pas utilisés seuls. Ils viennent en complément d’une autre arme employée par les forces assadiennes dans les zones où les combats perdurent : la privation de nourriture pour les populations. Ces deux pratiques menées en parallèle démontrent une subtile transformation des moyens de violence, qui reflète elle-même une mutation des visées, des soutiens et des logiques de pouvoir qui la sous-tendent. Incapable de conduire une guerre selon les standards habituels, compte-tenu de l’épuisement de ses moyens militaires et de ses ressources politiques, le régime, dans sa quête de survie, se borne à pratiquer le terrorisme qui empêchera toute solution négociée. Ceux qui mettent en œuvre cette stratégie ne cherchent pas à préserver le moindre lien social avec les résidents des lieux qu’ils attaquent. Ils doivent les écraser et les contraindre à supplier la clémence de celui qui tient à demeurer leur chef.
Cette logique se traduit sur le terrain par trois modifications majeures.
En trois jours, une ville comme Madamiyeh reçoit plus de soixante-dix barils, alors que la plupart des quartiers d’Alep, de Hama et de Homs subissent des frappes accrues qui interdisent toute vie normale. Les barils succèdent définitivement aux SCUDS. Il permet l’élargissement du cercle de la terreur à moindre frais. Il signifie que le régime n’aspire plus à rétablir l’ordre et l’autorité de l’Etat. Il entend seulement empêcher une autre normalité d’émerger. Il prévient la mise en place d’autorités locales autonomes, substitut à sa domination de plus en plus barbare, et il interdit la création de tout espace dans lequel les populations pourraient expérimenter les institutions démocratiques et collégiales créées lors de leur « libération ». Le seul remède qui permet paradoxalement aux populations d’être épargnées par ce fléau semble être la soumission au contrôle exclusif des groupes islamistes les plus radicaux et les plus intolérants, un contre-feu savamment entretenu par le régime.
Une autre tactique est mise en œuvre dans les espaces immédiatement nécessaires à la survie du régime. Il s’agit principalement de certains quartiers de la capitale et de Homs, dont la révolte et la résistance ont révélé une certaine fragilité au cœur-même du système. Leur soumission à un blocus absolu livre leurs habitants à la famine. Quelques 3 500 déserteurs se terrent ainsi dans le Yarmuk. Ils préfèrent y mourir de faim, pour ne pas affronter les tortures et les supplices qui les attendant, s’ils venaient à sortir.
A l’épuisement et à l’extrême dénuement de la population, répond une troisième tactique : la trêve. En échange de la remise des armes lourdes, les troupes qui assiègent un quartier acceptent temporairement de cesser le combat et autorisent ses habitants à entrer ou à sortir des lieux. Ceux-ci n’ont, évidemment, aucune garantie au-delà du premier check point… En général, ces mêmes troupes entravent la libre circulation des véhicules et l’approvisionnement en quantités suffisantes de ces quartiers.
Ces trois pratiques permettent de souligner quelques nouvelles caractéristiques de la répression.
Tout d’abord, les troupes du régime qui interviennent localement, paraissent agir sans concertation d’ensemble. Ainsi, un bombardement au baril évitera dans la capitale de cibler les hommes d’Assad, mais qu’importe si certains de ceux qui se battent pour lui sont touchés ailleurs. Apparemment, les différentes forces ne se concertent pas.
Deuxièmement, attaché à son unique survie, le pouvoir laisse les choses se décomposer peu à peu ailleurs. Les check-points s’autonomisent. Le régime ne paraît plus en mesure de coordonner des actions d’ampleur, parce que ses zélateurs se sont mués en petits chefs locaux, en zaïm-s de quartier. Il se contente de conserver à tout prix l’apparent contrôle sur une capitale épuisée par les hausses de prix et par le temps perdu dans les déplacements. Faute de pouvoir réduire des populations, même par la faim, il leur propose des trêves. Ainsi Bachar al-Assad peut-il crier victoire après avoir vidé Rankous de ses habitants et récupéré pour un temps une ville de 60 000 habitants, alors que, de son palais, il ne peut regarder vers le sud de la capitale sans y voir des territoires insurgés et libérés. Maître en communication, il use de ses relais en Occident pour diffuser son message de victoire. Pourtant, la mort attestée de Hilal al-Assad et le décès présumé d’Ali al-Assad laissent entrevoir une fragmentation interne à la famille au pouvoir et suggèrent l’apparition au sein du régime d’une coalition de seigneurs de la guerre. La fin du clan ou un choc dans leur région d’origine pourrait provoquer l’autonomisation de ces petits chefs et la division de la nation syrienne… qui serait pour eux un gage de survie. La focalisation sur un seul objectif – se maintenir en place quel qu’en soit le coût – signifie tous les jours plus de fractures dans le corps national syrien, les unes géographiques, les autres confessionnelles.
Cette intensification du recours aux barils ne peut se comprendre enfin isolément du contexte international. Puisque, d’un côté, les « Amis de la Syrie » ont globalement démontré que ni un bombardement chimique de grande ampleur, ni un rapport recensant 11 000 cas de violation délibérée des Droits de l’Homme ne pouvaient infléchir leur non-volonté d’agir, le système assadien a compris qu’il pouvait repousser les limites de l’horreur. Si la communauté internationale n’a pas sérieusement réagi pas à un tir d’arme chimique, pourquoi se soucierait-elle de simples barils de poudre dont le contenu déchiquette les corps et emporte les vies de milliers de Syriens ? L’absence de réponse au franchissement de la « ligne rouge », le 21 août 2013, a donné le signal qu’une autre stratégie terroriste à moindre frais pouvait être lancée. Pour les alliés russes et iraniens et pour les Libanais du Hizbollah, l’acceptation tacite des barils de TNT démontre deux évolutions dans leur façon d’envisager les événements en Syrie. Ils ne croient plus à une victoire du régime, puisque celle-ci est impossible par ce moyen, alors même qu’ils ont tout fait pour enrayer la déconfiture de l’armée syrienne pendant le premier semestre de 2013. Ils peuvent selon des engagements moindres ou par proxy – le Hizbollah recrute désormais des hommes en Irak pour éviter de perdre les siens et pour atténuer la contestation qui monte dans ses bastions libanais – poursuivre leur lutte au côté de celui qui s’est « confessionnalisé » au point de représenter l’espoir des chiites. Mais le niveau de violence auquel parvient le régime devient pour ses partenaires étrangers, un non-sens. Ils le savent incapable de gagner une quelconque victoire par cette débauche de violence, mais ne peuvent faire pression sur lui. Nul ne le leur demande d’ailleurs clairement. Ils se contentent donc de se taire et d’acquiescer à une stratégie de terreur sans lendemain…