REPORTAGE – Minée par la banqueroute et une hausse vertigineuse des prix, son État sur le point de faillir, la petite nation sombre.
Beyrouth-
Avec son drapeau libanais, son voile rouge et blanc aux couleurs du Liban, et son masque frappé d’un cèdre, Mina est l’une des dernières irréductibles manifestantes libanaises à battre le pavé place des Martyrs à Beyrouth. Sur sa pancarte, elle avait écrit, vendredi dernier, le cri du cœur qui a jailli de la bouche des Libanais en octobre, lorsqu’ils sont descendus dans la rue par centaines de milliers pour hurler leur colère contre leurs dirigeants qui ont ruiné le pays: «Tous, veut dire tous.» Tous les hommes politiques doivent partir, sans exception. «Il y a tellement de faim, de pauvreté. L’eau et l’électricité ne marchent pas. Rien ne marche. Nous sommes en dessous de zéro. On a reculé d’un siècle», s’énerve Mina.
Neuf mois plus tard et malgré la démission du gouvernement de Saad Hariri fin octobre, l’espoir d’un changement s’est envolé pour la majorité des Libanais. Vivre confortablement est devenu un défi, tant la crise économique a empiré. Et pendant que les hommes politiques tergiversent dans leurs négociations pour une aide financière du FMI, présentée comme la seule porte de secours par grand nombre d’entre eux, le Liban sombre dans la misère.
En juin, l’inflation a atteint 90 %. En parallèle, la monnaie locale a perdu plus de 80 % de sa valeur sur le marché noir depuis septembre à cause de la pénurie de dollars, qui rend les importations difficiles. De nombreux produits de pharmacie ou de consommation courante disparaissent, tandis que le prix d’autres, comme ceux de la viande, de la lessive ou des céréales, s’envole.
Un État failli à la «somalienne»
Le troc s’est donc imposé. «De nombreuses personnes ont faim mais elles n’osent pas demander de l’aide alimentaire. Elles n’ont pas l’habitude. Le troc sauvegarde notre dignité», explique Sarah, une maman qui a échangé des tasses de thé contre du lait pour bébé, dont le prix a triplé, sur Facebook.
Toutes les entreprises libanaises souffrent, mais les difficultés de certaines sont plus visibles que d’autres. Depuis plusieurs semaines, les entreprises de collecte de déchets à Beyrouth sont incapables de travailler correctement. D’un côté, le gouvernement leur doit des millions de dollars, et de l’autre, les banques ne leur donnent plus de crédit. Les déchets s’amoncellent donc dans les rues de la capitale et des banlieues, un rappel inquiétant de la crise des déchets de 2015, qui avaient provoqué d’importantes manifestations.
Pour les analystes politiques libanais, comme Sami Nader, le Liban pourrait devenir un État failli à la «somalienne». «L’État n’a plus les bases économiques pour perdurer» souligne-t-il. «Le salaire d’un soldat qui encaissait 1,2 million de livres ne vaut plus que 100 dollars. Qu’est-ce que ça lui donne comme pouvoir d’achat? Et il doit continuer à assurer l’ordre. C‘est pareil pour les juges, les fonctionnaires. Les fondements d’un État central qui assure un minimum de cohésion sociale sont en train de disparaître».
La hausse du prix de certains produits, comme le pain, est contenue par des subventions publiques, qui concernent les importations de blé, de mazout et de médicaments. «Ça ne peut pas durer», met en garde Sami Nader. «Les réserves (de la banque centrale) sont en chute libre (à un peu moins de 20 milliards de dollars). Le jour où ces produits suivront le prix du marché, il y aura une montée des prix hallucinante.»
«Nous fonçons vers l’effondrement», abonde Maha Yahya, directrice du Carnegie Middle East Center à Beyrouth. «Chaque jour sans décision représente une opportunité de perdue. Le temps de récupération du Liban devient de plus en plus long. Ce qu’ils (les dirigeants libanais) font au Liban est juste criminel.»
Difficile de savoir jusqu’où le Liban peut sombrer, d’après Maha Yahya. «La seule chose que nous savons, c’est que l’inflation continuera à augmenter et que la livre libanaise continuera à se détériorer. Le nombre de personnes dépendantes d’aides grandit dans un pays avec très peu de protection sociale.»
Des réseaux de soutien locaux se sont organisés pour aider les plus démunis. «La réponse de la société civile et des expatriés a été extraordinaire», souligne Maha Yahya. Mais malgré l’élan de solidarité initial, les Libanais deviennent plus hésitants à faire des dons. «Personne ne sait ce qu’il va se passer, donc les gens préfèrent ne pas dépenser leur argent. Nous avons fait ce que nous avons pu. Il faut maintenant que les Libanais retournent dans la rue pour exiger leurs droits», avance Chebl Yassine, un activiste impliqué dans plusieurs réseaux de distribution de nourriture gratuite.
Fuir le pays
Face à la débâcle, les Libanais qui le peuvent cherchent à tout prix à quitter le pays. «Nous allons traverser une phase similaire à ce qu’il s’est passé pendant la guerre civile. Les jeunes, comme les moins jeunes qui ont perdu toutes leurs économies dans les banques, vont partir», prédit Sami Nader. «Hier, je parlais à un ophtalmologue complètement déprimé qui m’a informé que la Sécurité sociale ne couvre les opérations que si c’est une question de vie ou de mort. Imaginez, les Libanais n’ont plus droit aux premiers soins alors qu’ils ont cotisé toute leur vie!», s’indigne-t-il.
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D’autres restent optimistes. Dominique Eddé, écrivaine libanaise, estime que le seul espoir pour le Liban serait la constitution d’un front d’opposition fédéré, qui inclurait tous les groupes et partis de l’opposition, tels que celui de l’ancien ministre et économiste Charbel Nahas, Citoyens dans un État, ainsi que Beyrouth Madinati ou le Bloc national, dont le secrétaire général est Pierre Issa, fondateur de l’ONG locale Arc-en-Ciel.
«L’ampleur du désastre est telle qu’elle réclame – s’il y a encore une chance de sauver ce pays – un immédiat, un immense effort de lucidité et de renoncement de la part de chaque Libanais. Je pense en particulier aux forces de l’opposition éparpillées dans tout le pays. Le pays brûle, chacun, chacune doit apporter son seau d’eau», confie-t-elle au Figaro. «Il n’est pas besoin d’être optimiste ni même d’avoir de l’espoir pour se battre, il suffit d’avoir deux mots à l’esprit: faire le maximum.»