Vendredi 6 janvier 2012, en fin de matinée, alors que les habitants du Midan, à Damas, s’apprêtaient à manifester pour réclamer dans la rue une intervention extérieure, sous le slogan « Al tadwîl matlabou-nâ » (Nous demandons l’internationalisation), une explosion s’est produite dans leur quartier, faisant, selon les premières estimations des médias syriens une trentaine de morts et des dizaines de blessés, en majorité des civils. L’attentat aurait été provoqué par un kamikaze, qui se serait fait exploser à proximité d’une école, fermée le vendredi. Il aurait cherché à atteindre entre autres cibles, selon les responsables et les médias syriens, un car des forces de police stationné non loin du commissariat du quartier.
Cette opération suicide, que le ministre syrien de l’Intérieur, Mohammed Al Cha’’ar, a immédiatement imputée à « des groupes terroristes armés », mais que les opposants attribuent au pouvoir, soulève de nombreuses questions. En attendant de disposer des éléments qui permettront éventuellement d’y répondre, il peut être utile de se pencher, à titre de comparaison, sur un fait divers sanglant similaire dont la capitale syrienne avait été le théâtre deux semaines plus tôt. La presse internationale en a parlé. Mais aussitôt passée à autre chose, elle a généralement omis de présenter à ses lecteurs ou à ses auditeurs les développements ultérieurs et des révélations pourtant troublantes.
Les faits sont connus. Le 23 décembre 2011 à 10 heures du matin, soit le jour même de l’arrivée en Syrie des premiers observateurs de la Ligue des Etats Arabes, un double attentat suicide à la voiture piégée avait fait à Damas plus d’une quarantaine de morts, militaires et civils, et 166 blessés. La coïncidence entre les deux évènements, l’attentat et l’arrivée des observateurs, était évidemment « fortuite »… Pour une fois prophète en son pays, le ministre syrien des Affaires Etrangères, Walid Al Moallem, avait d’ailleurs déclaré, lors d’une conférence de presse tenue quelques jours plus tôt, qu’une « action terroriste armée en présence des observateurs internationaux ne nous gênerait pas. Elle accroîtrait notre crédibilité sur la question de l’existence des bandes armées »…
L’un des véhicules piégés avait pris pour cible une branche de la Sécurité Militaire, située non loin de la direction générale des Douanes et de l’Hôtel Carlton. L’autre avait visé le siège de la Sécurité d’Etat (Renseignements Généraux), à Kafr Souseh. Il s’agit d’un secteur ultra-sécurisé. Il y a quelques années, les spécificités de ce dernier quartier, dans lequel il est difficile d’entrer et de se déplacer sans attirer l’attention, avaient suscité le doute sur les véritables auteurs d’un autre attentat commis au même endroit. Il avait coûté la vie, le 12 février 2008, à Imad Moughniyeh, chef militaire et sécuritaire du Hizbollah libanais. L’incapacité ou le refus des autorités syriennes de fournir la moindre information sur l’enquête diligentée sur cette opération, dont la victime était pourtant l’un des hommes les plus recherchés au monde, contribuent jusqu’à ce jour à entretenir la suspicion quant à l’implication d’agents, si ce n’est de hauts responsables syriens, dans cette affaire. S’exprimant depuis le Liban, la femme de la victime n’avait d’ailleurs pas hésité, sans exonérer les Israéliens de toute responsabilité dans son assassinat, à pointer du doigt les amis syriens de son mari qui auraient pris ombrage de ses interférences dans leurs affaires intérieures.
Alors qu’ils se sont montrés incapables de découvrir les auteurs de l’assassinat du général Mohammed Sleiman, conseiller militaire et sécuritaire particulier du président Bachar Al Assad, officiellement « liquidé par les Israéliens » sur la terrasse de sa villa de la plage de Tartous le 1er août 2008, et qu’ils restent impuissants à fournir des informations crédibles sur les « groupes terroristes armés » prétendument à l’œuvre en Syrie depuis près de dix mois, les responsables syriens ont été en mesure, un quart d’heure après l’attentat du 23 décembre, d’établir et d’affirmer que cette double opération était l’œuvre d’Al Qaïda. D’ailleurs, selon la chaîne de télévision « privée » Dounia TV, extirpés de leurs véhicules avant de passer de vie à trépas, les deux kamikazes avaient eu le temps de faire des aveux complets qui devaient être rapidement diffusés. Leur appartenance au groupe terroriste était indubitable puisque des photos d’Ousama ben Laden étaient collées sur leurs véhicules. Qui aurait pu imaginer qu’il était possible de circuler impunément dans les rues de la capitale syrienne en arborant sur sa voiture une photo du défunt chef de cette organisation ?
S’exprimant depuis le lieu de l’un des attentats, le général Rustom Ghazaleh, chef des Renseignements Militaires pour les gouvernorats de Damas et de Damas Campagne, avait émis l’hypothèse qu’Al Qaïda ne serait pas la seule organisation impliquée dans cette attaque. D’autres « groupes terroristes pouvaient aussi être derrière cette opération ». S’engouffrant dans la brèche qui leur était ouverte, les médias syriens avaient signalé quelques heures plus tard que, sur leur site Internet, les Frères Musulmans avaient revendiqué cette double agression. Pour leur plus grande confusion, il est rapidement apparu que le site en question, http://www.ikhwan-sy.com, ne leur appartenait pas – l’adresse de leur site est http://www.ikhwansyria.com – et qu’il avait été créé, moins d’un mois plus tôt, le 30 novembre 2011, par un certain Emile Qass Nasrallah qui, étrangement, n’avait acquis les droits du domaine que pour un an seulement.
Détail intéressant, Emile Qass Nasrallah travaille précisément à Dounia TV, dont l’actionnaire majoritaire, Sleiman Mahmoud Maarouf, principal pourvoyeur de matériels pour les chabbiha et inscrit de ce fait sur la liste des sanctions de l’Union Européenne, est un parent du général Mohammed Nasif Khayr Bek, conseiller sécuritaire du vice-présent Farouq Al Chareh et éminence grise de Bachar Al Assad. Autre détail intéressant, Emile Qass Nasrallah est le frère de Basel Qass Nasrallah, conseiller chrétien du Mufti général de la République, le cheykh Ahmed Badreddin Hassoun, dont on sait avec quelle énergie il défend, depuis le début de la contestation, les positions du régime auquel il doit sa bonne fortune actuelle. D’ailleurs, quand il ne met pas ses talents de faussaire du Net à la disposition des services syriens, Emile Qass Nasrallah gère le site « Monde sans Frontières », dirigé par le même cheykh Hassoun, et plusieurs autres sites Internet dédiés au dialogue islamo-chrétien. La supercherie n’a pas tardé à être dévoilée, innocentant les Frères Musulmans et faisant des moukhabarat la risée générale. Faut-il préciser que, dès l’affaire éventée, le site en question a été fermé ?
Il est également apparu que les téléphones portables qui avaient servi aux terroristes à déclencher l’explosion de leur véhicule, une fois arrivés devant la Sécurité d’Etat ou entrés dans l’enceinte de la Sécurité Militaire… où l’on ne pénètre pas d’ordinaire comme dans un moulin, avaient été acquis auprès de la compagnie Syriatel de Rami Makhlouf, deux jours seulement avant l’attentat, par le Service du Protocole du ministère syrien des Affaires Etrangères. Cela signifiait, soit que le ministère en question était dangereusement infiltré par « les terroristes », soit qu’il avait collaboré de son plein gré avec les moukhabarat à la préparation de ce double attentat. La seconde hypothèse est évidemment la bonne. De notoriété publique, l’agent de Syriatel en charge de ce ministère, un certain Housam Yousef, un Jordanien installé en Syrie depuis moins de 4 ans, avait noué des relations étroites et suivies, d’une part avec plusieurs hauts responsables sécuritaires et politiques, d’autre part avec le dénommé Hicham Al Qadi. Petit fonctionnaire au sein du ministère, ce dernier est parvenu à gagner la confiance de son patron, Walid Al Moallem, qui le laisse agir en véritable chef de l’administration que lui-même est censé diriger. Le site All4Syria, qui a consacré plusieurs articles aux agissements et à la corruption de Hicham Al Qadi, suspecte donc que « les téléphones ont été acquis par ce dernier en collaboration avec Housam Yousef, au nom du Service du Protocole, mais à l’intention in fine des Renseignements généraux, lesquels les ont remis à leur agent en contact avec les terroristes autorisés à entrer en Syrie, en provenance du Liban, deux jours avant l’attentat ».
Le 21 décembre, autre coïncidence troublante, le ministre libanais de la Défense, Fayez Ghosn, proche du Hezbollah, avait déclaré tout de go que « l’organisation Al Qaïda est retranchée dans la localité d’Arsal, au nord Liban ». Ces propos inquiétants auraient dû provoquer une réaction et des mesures immédiates de la part du gouvernement libanais. Au lieu de cela, il s’était réuni comme si de rien n’était. Soit cette déclaration n’avait aucun fondement. Soit il lui avait été ordonné de ne pas réagir. En tout cas, il avait consacré sa réunion hebdomadaire à la question prioritaire de l’augmentation des salaires… Ce n’est qu’après l’attentat que, comprenant soudain la finalité de l’assertion du ministre et les graves conséquences d’une telle déclaration, dont la Syrie pouvait tirer prétexte pour intervenir manu militari au Liban, le chef de l’Etat, le chef du gouvernement et nombre de hautes personnalités politiques libanaises avaient entrepris de démentir la présence d’Al Qaïda dans leur pays. En revanche, oubliant d’où provenaient les membres du Fatah al Islam, une franchise d’Al Qaïda qui avait résisté de longues semaines à l’armée libanaise, durant l’été 2007, dans le camp de Nahr al Bared, tout ce que la Syrie compte d’alliés au Liban avait volé comme un seul homme au secours de celui par qui le scandale était arrivé.
Entretemps, une dépêche de l’Agence officielle de presse SANA avait permis de constater deux choses aussi étranges l’une que l’autre. D’une part, aucun officier ne figurait parmi les victimes du double attentat, qui avait quand même provoqué la mort de 19 agents des Renseignements Généraux et de 14 agents de la Sécurité Militaire, à l’exception d’un général de réserve rappelé en raison des évènements. Chrétien, il avait eu la malchance d’être de permanence le vendredi en question. D’autre part, les restes d’un certain nombre de victimes (14) n’avaient pas été réclamés, ce qui démontrait qu’il ne s’agissait pas, comme SANA l’avait affirmé, d’habitants du quartier. D’ailleurs, aucune famille du secteur n’avait organisé, durant ces jours, les cérémonies de condoléances traditionnelles. Puisqu’il y avait des cadavres, on pouvait donc supposer, selon plusieurs commentateurs, qu’il « s’agissait de personnes enlevées par les services de sécurité durant les manifestations, dont les familles, ignorant le sort et le lieu de détention, n’avaient aucune raison de se manifester pour tenter de les reconnaître. Quant aux moukhabarat, ils ne tenaient évidemment pas à divulguer leur identité ».
Un jeune militaire répondant au nom de Manaf Ahmed Manna’ a confirmé, dans un témoignage donné après sa défection de la 4ème division, que les dépouilles et les membres épars aperçus après l’explosion étaient ceux de personnes déjà décédées. Il raconte, dans un enregistrement dont on trouvera ici une version sous-titrée en anglais, que, habillé en policier pour tromper les observateurs arabes qui devaient arriver le même jour en Syrie, il avait été conduit avec quelques camarades, vendredi 23 décembre, du Stade des Abbassides où 2000 soldats avaient été positionnés pour interdire l’accès aux manifestants, en direction du siège de la Sécurité Militaire de Kafr Souseh. Après l’attentat présumé, il avait constaté que les restes humains dispersés sur les lieux étaient anormalement gonflés et qu’il en émanait une odeur pestilentielle. Il s’agissait vraisemblablement de cadavres de personnes décédées depuis quelque temps.
Les incohérences des déclarations officielles avec ce que les témoins avaient vu, transmis par les télévisions syriennes – le fait que les conducteurs des véhicules aient survécu aux explosions alors que des dizaines de corps avaient été totalement déchiquetés aux alentours, le fait que des photos de Bachar Al Assad et de son père Hafez Al Assad soient restées en place alors qu’un bâtiment s’était écroulé, le fait que la voiture de l’un des kamikazes se trouvait à près d’une dizaine de mètre du trou provoqué par l’explosion… – suggèrent fortement que toute l’affaire se résume à une manipulation. On notera d’ailleurs que, au cours des années écoulées, aucun affrontement ne s’est produit en Syrie entre le régime et Al Qaïda et que les mises en gardes de l’opinion publique sur la probabilité d’opérations en Syrie de l’organisation terroriste ont toutes été formulées, depuis le début des évènements, par des sources proches des moukhabarat syriens, que ce soit au Liban ou via des sites électroniques à la solde des services de sécurité.
Récemment interrogé au Liban, un officier déserteur de l’armée syrienne, Ahmed Khalif, affirmait qu’il n’était « pas vrai que l’organisation Al Qaïda est l’auteur de la dernière explosion à Damas. Tout ce que colporte le régime à ce sujet n’est que mensonge. Al Qaïda n’existe pas en Syrie. C’est le régime syrien qui est l’auteur de cet attentat… Du fait de la mobilisation de l’ensemble des unités militaires et sécuritaires qui intervient tous les vendredis, la circulation dans la capitale est alors extrêmement difficile, et aucun véhicule ne se risque à y pénétrer si ce n’est après une fouille approfondie. Qui plus est, les bâtiments visés étaient tous sous surveillance renforcée. Il était donc impossible d’y accéder. C’est pourquoi j’affirme que le double attentat de Damas a été réalisé par le régime ».
Telle est aussi la conviction de Tawfiq Al Hallaq, un journaliste vedette de la télévision syrienne durant près de 30 ans. Marchant sur les traces de son collègue Ibrahim Al Jabin, il a récemment dénoncé les mensonges du pouvoir et affirmé qu’il n’y avait « ni infiltrés, ni hommes armés dans les rangs des manifestants », contre lesquels le régime n’en continuait pas moins d’ouvrir le feu pour tuer. Se remémorant ce qu’il avait vu sans le croire, au début des années 1980, il considère désormais que, « aussi étrange que cela puisse paraître à ceux qui ne connaissent pas la nature du régime, seule la Sécurité syrienne est capable d’avoir et de mettre en œuvre des idées aussi infernales, consistant à tuer quelques uns de ses membres et des quantités d’opposants pour rester en place à jamais. Elle est prête, s’il le faut, à effacer le monde de la carte du monde ».
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