Le déplacement du président Michel Aoun à Moscou est des plus révélateurs quant au lourd héritage que représente ce qu’on appelait jadis la « Question d’Orient », terme utilisé pour qualifier l’implication des puissances européennes dans l’Empire ottoman. On s’accorde à placer la date de naissance de cette notion en 1774, suite à la défaite des Ottomans devant les armées russes de Catherine II et la signature du traité de Kütchük-Keynerdji, dans l’actuelle Bulgarie, qui fit perdre à la Sublime Porte sa souveraineté sur la Crimée et les principautés danubiennes, et imposa au sultan Abdul-Hamid 1er des clauses en faveur des chrétiens de son empire.
Jusqu’en 1918, la Question d’Orient se concrétisa par une stratégie affichée de « protection des minorités chrétiennes » du sultan. La Russie se présentait comme le protecteur des orthodoxes, la France et l’Autriche-Hongrie celui des catholiques, etc. La présence militaire russe, dans l’actuelle Syrie ravagée par les combats, constituerait-elle un écho à Kütchük-Keynerdji dans l’esprit de certains ? Les propos échangés à Moscou, lors de la visite du président libanais, le laisseraient soupçonner.
Il est vrai que la Russie de Poutine n’a rien fait pour dissiper tout malentendu quant à son approche du Proche-Orient actuel, dans le cadre d’une politique de puissance s’appuyant sur une stratégie de « protection des chrétiens d’Orient », version moderne de la « Question d’Orient » du XIXe siècle. Si la victoire militaire russe en Syrie demeure géographiquement limitée, elle permet néanmoins à Moscou d’intervenir dans le vaste espace des États héritiers du défunt Empire ottoman, dont le Liban du compromis présidentiel de 2016 pris de nouveau dans l’étau du pouvoir alaouite de Damas, lui-même sous influence russe. Le prétexte affiché de protection des minorités chrétiennes, notamment orthodoxes, est un justificatif d’autant plus aisé qu’il reçoit un écho favorable dans certains milieux populistes et identitaires d’Occident, soucieux du sort de cette représentation orientaliste appelée « Chrétiens d’Orient ». Il est vrai, aussi, que la politique de certains États à majorité musulmane ne fait rien pour améliorer cet état des choses. Ainsi, la reconversion du musée de Sainte-Sophie en mosquée, annoncée par la Turquie d’Erdogan, laisse entrevoir de sombres nuages à l’horizon.
Mais au milieu de tout cela, il y a l’oasis du Liban de 1920 et son précieux « message de paix pour le monde » comme on aime à le répéter sans trop s’arrêter au sens profond de cette notion. L’État libanais n’a aucune identité religieuse même si le régime libanais serait une démocratie dotée d’une forme de « laïcité de distinction des deux sphères politique et religieuse » où cohabitent, par économie, un ordre juridique national et des ordres juridiques communautaires. Tout député libanais demeure un représentant de toute la nation, constitutionnellement une et indivisible. Le président de la République est l’expression et le garant de cette unité ainsi que l’unique gardien de la Constitution.
À Moscou, le président Aoun remercia officiellement le président Poutine pour sa « protection permanente des minorités chrétiennes de l’Orient », négligeant le fait que son voyage officiel n’avait pas lieu auprès d’une « puissance chrétienne orthodoxe » qui reçoit un président « chrétien d’Orient ». Il y a là comme un oubli du serment constitutionnel prêté en 2016 par le président Aoun, voire une distanciation (al na’ï bil nafs) vis-à-vis du concept de citoyenneté, au profit d’une primauté de l’identité religieuse dont est strictement dépourvu le président libanais dans l’exercice de ses fonctions.
De tels propos sont malheureusement contraires à ce « Liban-message » qui est au cœur même de la déclaration d’al-Azhar du 1er mars 2017 sur la citoyenneté, que semblent négliger les propos moscovites du président libanais officiellement représenté ce jour-là au Caire.
Par ailleurs, la déclaration historique sur la fraternité du 2 février 2019, proclamée à Abou Dhabi par le pape François et le grand imam d’al-Azhar, exprime fidèlement le contenu du « Liban-message » quand elle exige avec insistance « … Il est nécessaire de s’engager à établir dans nos sociétés le concept de la pleine citoyenneté et à renoncer à l’usage discriminatoire du terme minorités, qui porte avec lui les germes du sentiment d’isolement … de l’infériorité (et de) la discorde. » C’est précisément de telles paroles qu’on aurait aimées entendre à Moscou de la part du président de la République libanaise.
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*Beyrouth