Après Bachir, la rue veut la chute de la junte

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JOHANNESBURG -correspondant régional

Un petit soldat en treillis qui joue du saxophone, éclairé par les flashs de téléphones portables, tandis qu’une foule chauffée à blanc chante, frappe dans ses mains et entonne les slogans des jours derniers demandant la « chute » du pouvoir.

Voilà l’une des réponses du Soudan, pour cette première nuit suivant le coup d’Etat survenu à l’aube, jeudi 11 avril, à Khartoum, et alors que les nouvelles autorités avaient interdit toute présence dans les rues de la capitale après 22 heures. Ce couvre-feu est un message limpide adressé aux manifestants, ainsi sommés de rentrer chez eux.

Les derniers temps, le mouvement n’avait pu se maintenir qu’en raison d’une fraternisation de simples soldats ou d’officiers de rang intermédiaire aux abords du quartier général et du ministère de la défense. Ces derniers avaient pris le parti des manifestants, qui font face, depuis le début de leur mouvement – engagé le 19 décembre 2018 en réaction au triplement du prix du pain – à une répression sévère menée principalement par les services secrets (le NISS), une force de réserve de la police, et par différentes milices liées au pouvoir.

L’armée, au fond, s’était tenue à l’écart de la contestation. Mais une partie de ses cadres, sans parler des simples soldats, ont développé des affinités avec le mouvement. Or, avec le coup d’Etat, la situation a radicalement changé. Désormais, c’est un général qui dirige le pays et ordonne à chacun de rentrer chez soi.

Mais, pour cette première nuit sans Omar Al-Bachir au pouvoir, les manifestants regroupés devant le quartier général de l’armée soudanaise n’ont pas obtempéré. Ils ont tout de même consulté l’horloge un peu nerveusement jusqu’à 4 heures du matin, fin du couvre-feu. La veille, l’homme qui a dirigé leur pays depuis près de trente ans – c’est plus que l’âge d’un grand nombre de ceux qui sont restés, jusqu’au cœur de la nuit, alors que les familles sont rentrées se reposer un peu et que les risques de violence augmentaient – a été renversé.

Le coup d’Etat a porté au pouvoir un conseil militaire de transition. A sa tête, un homme qui faisait figure jusqu’ici de pilier du pouvoir : le général Awad Mohamed Ahmed Ibn Auf. Ministre de la défense depuis 2015, il commandait, au cours de la décennie précédente, les services de renseignement militaire, et avait été élevé par Omar Al-Bachir au rang de vice-président, dans le cadre des mesures prises le 22 février afin de tenter de mettre un terme à la contestation.

Changer le « fusible » Bachir

Du prix du pain au coup d’Etat, il s’est écoulé près de quatre mois ; cent quatorze jours au cours desquels les piliers du régime ont eu tout le temps, sans doute, de mesurer à quel point l’extrême brutalité dont le pouvoir a usé ne pourrait pas, cette fois, endiguer la colère populaire. Le temps, aussi, de songer à la solution consistant à changer le « fusible » Bachir, de plus en plus grillé, pour préserver leurs intérêts.

Les aspirations des manifestants étaient bien différentes. Ils sont liés à une vaste coalition, la Déclaration pour la paix et le changement, dont l’élément opérationnel est l’Association des professionnels soudanais (SPA), une structure qui s’est constituée dans le secret, et qui a continué d’opérer ainsi lorsque les Soudanais sont descendus dans la rue, jouant à la fois le rôle de coordination des mouvements de protestation et de laboratoire d’idées pour organiser l’après-Bachir.

Au sein de cette vaste alliance figurent des partis d’opposition classiques (dont le rayonnement a diminué) et des groupes armés actifs au Darfour, au Kordofan ou dans l’Etat du Nil Bleu, en particulier. Mais ce sont les cerveaux de la SPA – un groupe implanté à Khartoum, et dont nombre de membres ont été arrêtés – qui ont élaboré le plan rendu public dès le 1er janvier et destiné à administrer le Soudan après le départ d’Omar Al-Bachir. Ce jour-là, l’autocrate de 75 ans avait fêté son anniversaire ; il avait dû apprécier l’attention.

Plusieurs projets de coup d’état

Ce programme était fondé sur une longue transition de quatre années, au cours de laquelle le pays serait administré par un gouvernement de techniciens – bien sûr entièrement composé de civils –, tandis que la plupart des maux du Soudan seraient passés au crible (à commencer par cette tendance à entretenir perpétuellement des conflits avec certaines parties du pays), et que serait mis en place un plan d’urgence de sauvetage de l’économie. Etait-ce trop brouillon ? Etait-ce rêver ? C’est sur la promesse de mise en œuvre de ce programme que les Soudanais avaient eu le courage de braver la répression, mois après mois, pour changer de système politique.

Mais lorsque le président Omar Al-Bachir a finalement été chassé du pouvoir, il n’a plus été question de déclaration, de SPA ou de plan de relance économique. Certaines sources estiment que plusieurs projets de coup d’Etat étaient à l’œuvre conjointement. L’un d’eux bénéficiait de la sympathie des dirigeants clandestins du mouvement de protestation et devait être mené par des officiers écartés du pouvoir, notamment un ancien chef d’état-major tombé en disgrâce.

Un second plan, en parallèle, a été mené depuis l’intérieur du pouvoir pour sauver les intérêts de l’élite, incluant ce haut commandement de l’armée où la « corruption est structurelle », analyse Suliman Baldo, conseiller de l’organisation de défense des droits de l’homme Enough, très impliquée dans le dossier soudanais.

La composition complète du conseil militaire de transition n’avait pas encore été révélée, vendredi matin, mais la personnalité de son chef en dit long. Des sources estiment que l’homme fort du système, cependant, serait plutôt le chef des services de renseignement, Salah Gosh, qui bénéficie du soutien de l’Egypte et des Etats-Unis, donc d’une partie des pays du Golfe alliés de l’Arabie saoudite. Riyad a été le principal soutien financier du Soudan ces dernières années jusqu’à ce qu’un refroidissement des relations avec Omar Al-Bachir mette un terme à cette aide chiffrée en milliards de dollars. Du plan du SPA, dans ces conditions, il n’est évidemment plus question. Le général Ahmed Awad Ibn Auf a annoncé que le Conseil militaire de transition – dont la structure est encore opaque – demeurerait à la tête du pays pour deux ans, avant d’organiser des élections.

Parmi les mesures prises et annoncées aussitôt, le général a donc cité l’instauration d’un couvre-feu nocturne et d’un cessez-le-feu, mais aussi la libération de tous les prisonniers politiques, c’est-à-dire les centaines – à un moment, il y en a eu sans doute plus de 2 000 – de manifestants, de militants ou de responsables politiques impliqués dans le mouvement de contestation. L’annonce de ces libérations a été accueillie avec joie par la foule. Mais à l’appel de la SPA, les rues de Khartoum, ainsi que d’autres villes du pays comme Port-Soudan ou Gedaref, ont été envahies de manifestants, qui continuent à exiger une « chute » qui, cette fois, est celle de la junte aux visages masqués.

Douche froide

Le général Ibn Auf a fait une grande partie de sa carrière dans le renseignement militaire, une unité qui a joué un rôle particulier à partir des années 1980 au Soudan.

Une décision avait été prise, en 1985 – après qu’une « révolution » avait chassé du pouvoir le général Nimeiri –, de poursuivre la guerre contre le Sud en mettant en place une politique d’armement de groupes ethniques ou tribaux (notamment des tribus se définissant comme « arabes ») afin de combattre la rébellion de John Garang. Les méthodes employées donnaient toute latence à ces milices de se livrer à des atrocités contre les populations du Sud. Le renseignement militaire était alors chargé de coordonner sur le terrain les actions de l’armée avec ces unités irrégulières. Il assurait aussi la logistique de ces groupes de pillards aux ordres du pouvoir central.

Deux décennies plus tard, on retrouvera au Darfour les mêmes méthodes. Pour définir ces milices, un mot sera forgé qui n’avait pas cours vingt ans plus tôt : les janjawids. A cette époque, justement, Ibn Auf était en position de commandement, jouant un rôle suffisamment important pour être placé sur une liste américaine de sanctions.

Au Darfour, des décennies de marginalisation, et la présence d’armes, avaient conduit cette partie du pays de la frustration à la rébellion. L’exemple devrait être médité.

LE MONDE

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