Lamine Diack et Thomas Bach lors des championnats du monde d’athlétisme de Pékin. L’ancien président de l’IAAF a depuis démissionné du Comité international olympique. | Kin Cheung / AP
Rarement appel à la révolution est passé autant inaperçu. Le 17 octobre, le Comité international olympique (CIO) a suggéré un changement radical dans l’organisation de la lutte antidopage, en priant l’Agence mondiale antidopage (AMA) « d’envisager de prendre la responsabilité des contrôles antidopage, étant le seul organisme international compétent en la matière ».
La proposition a stupéfait le monde du sport, car la feuille de route du président du CIO, Thomas Bach (« l’agenda olympique 2020 »), ne laissait pas présager un tel bouleversement. Faut-il voir un lien avec l’imminence, à l’époque, du rapport de la commission d’enquête sur le dopage dans l’athlétisme russe et l’ouverture d’une enquête pour corruption passive visant des dirigeants de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) ? Pas selon Tony Estanguet, membre du CIO, pour qui la réflexion est engagée depuis longtemps. Contacté par Le Monde, le triple champion olympique de canoë précise tout de même : « Il s’agit d’un idéal qui a été mis sur la table pour voir s’il pouvait constituer un moyen efficace et réaliste de renforcer l’efficacité de la lutte antidopage. Les dernières révélations apportent encore plus de poids à la pertinence de cette démarche. »
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Le travail de lobbying a commencé chez les fédérations internationales hostiles au projet. La FIFA, visiblement soucieuse de garder la main sur les contrôles de sa Coupe du monde, a immédiatement fait part de son inquiétude dans un e-mail envoyé à l’Association des fédérations internationales olympiques des sports d’été (ASOIF) : « Si l’AMA et le CIO nomment une “instance indépendante”, alors demandez-vous qui paiera », dit notamment la fédération, connue pour l’épaisseur de son bas de laine, dans ce courrier que Le Monde s’est procuré. Un représentant de la FIFA poursuit :
« Nous sommes en faveur d’une collaboration, mais nous travaillons dur depuis des années et il y a un réseau de docteurs qui ont été formés et qui pratiquent des contrôles dans le monde entier. Si un groupe de travail devait être créé [pour étudier cette proposition du CIO], l’ASOIF doit insister pour être représentée – je ferai également parvenir une lettre officielle de la FIFA au président de l’AMA. »
« La FIFA n’a pris aucune position par rapport à la résolution du CIO, dit-on à Zurich. Mais il va falloir discuter du coût de cette proposition. »
Les fédérations internationales sont divisées en trois camps. Certaines voient dans la proposition du CIO l’occasion de se débarrasser d’un objet de soucis juridiques et financiers. D’autres, celles qui ne font rien contre ledopage, voient d’un mauvais œil la perspective que quelqu’un s’en occupe enfin. Quelques fédérations, enfin, lui opposent leur bonne foi et leur connaissance du terrain. Une position résumée par Margo Mountjoy, nouvelle responsable de la commission médicale de l’ASOIF :
« Je crois profondément que les FI [fédérations internationales] jouent un rôle clé dans la lutte contre le dopage. (…) Elles sont mieux placées que quiconque pour constater le changement dans les performances sportives des athlètes. Cette connaissance est importante pour diriger et et influencer les contrôles ciblés dans la période menant aux Jeux olympiques. »
Chargés de la lutte antidopage de deux des fédérations les plus actives, Francesca Rossi (cyclisme) et Alain Lacoste (aviron) tiennent un discours similaire. « Il me semblerait compliqué qu’une agence complètement indépendante, qui ne connaisse pas notre sport, mette en œuvre la stratégie de contrôles », dit la scientifique italienne, dont la fondation antidopage est statutairement indépendante de sa fédération. « Nous, on a fait le travail, on ne voit pas pourquoi on se dessaisirait du problème, renchérit le médecin français. J’ai certaines informations que l’AMA n’a pas et qui me permettent d’aller chercher les tricheurs là où ils sont. »
Pour Tony Estanguet, l’un des trois représentants du CIO au comité exécutif de l’AMA et favorable à la proposition de Thomas Bach, « les fédérations internationales auront quoi qu’il arrive un rôle majeur à jouer et continueront à être pleinement associées à la lutte ».
« Elles sont les acteurs qui connaissent le mieux leur sport, il n’est donc pas question de couper la relation avec elles, mais plutôt de renforcer leur autonomie et leur crédibilité en externalisant une partie de la lutte antidopage. »
« CONFUSION ENTRE LE LÉGISLATIF ET L’EXÉCUTIF »
L’IAAF, désormais dirigée par Sebastian Coe, est l’une des rares fédérations à avoir accueilli favorablement la proposition. Elle viendrait mettre un terme à ce qu’Alain Garnier, ancien directeur médical de l’AMA,dénonçait comme un « conflit d’intérêts » dans les colonnes du Monde au mois de juillet :
« D’un côté, [les fédérations internationales]jouent le rôle de régulateur en dictant la règle ; de l’autre, elles sont les organisatrices des grands événements et en touchent les bénéfices. Il y a confusion entre le législatif et l’exécutif. »
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Pour Pierre Sallet, docteur en physiologie spécialiste de l’antidopage, l’évolution irait dans le sens de l’histoire :
« On s’est dit à un moment : un ministère des sports ne peut pas à la fois courir pour les médailles et participer à la lutte antidopage. Ce sont deux choses antinomiques. Des agences nationales antidopage ont donc été créées pour avoir cette indépendance. C’est un modèle qui fonctionne bien au niveau des pays [sauf en Russie, peut-être…], il faut projeter cette logique au niveau des fédérations internationales. »
L’AMA SURPRISE, VALÉRIE FOURNEYRON SCEPTIQUE
L’Agence mondiale antidopage a cependant reçu cette annonce froidement. Dans un courrier à Thomas Bach, président du CIO, son homologue de l’AMA, Craig Reedie – par ailleurs vice-président… du CIO – a fait part de sa surprise.
Contactée par Le Monde, Valérie Fourneyron, présidente du comité santé de l’AMA, ne cache pas, elle non plus, sa stupéfaction : « La réflexion sur le fait que les fédérations pouvaient être juge et partie est très ancienne, mais cette proposition a été faite sans aucune concertation. Ce serait une révolution copernicienne, ce ne serait plus du tout la même agence. Avant même d’étudier la faisabilité, qui n’est sur le papier pas évidente, il faut que l’on ait une réflexion politique sur ce qui a conduit le CIO à cette annonce. »
Bien que l’ancienne ministre des sports se refuse à repousser d’emblée le projet, elle en voit pour l’instant surtout les conséquences négatives :
« Il ne faut pas s’imaginer que ce serait la réponse à tout. La place d’autorité indépendante est pertinente lorsque l’ensemble de ses partenaires ont l’obligation de respecter un cadre international. Déresponsabiliser les fédérations internationales, c’est remettre en cause complètement l’organisation de la lutte antidopage mondiale. Est-ce qu’il ne faut pas d’abord s’interroger sur la révolution qui doit être opérée dans la gouvernance des fédérations internationales, jusqu’ici défaillante ? »
Un groupe de travail, mêlant représentants du mouvement sportif et des gouvernements, doit être mis sur pied par l’AMA et le sujet devrait faire l’objet de discussions animées au prochain comité exécutif, les 17 et 18 novembre à Colorado Springs (Etats-Unis). Son président fondateur (1999-2007), Richard Pound, juge favorablement la proposition et a profité du rapport de sa commission d’enquête sur la Russie pour appeler l’AMA à « montrer ses muscles » et à cesser d’être « excessivement timide » avec les signataires.
» Retrouvez notre article « Silence, on dope » dans le cahier « Sport & forme » du Monde daté samedi 14 novembre ou dans notre zone abonnés.
Par Yann Bouchez et Clément Guillou