Dans le Sud chiite, la mobilisation contre le pouvoir de Bagdad continue, alors qu’elle s’affaiblit ailleurs
REPORTAGE NASSIRIYA (IRAK) – envoyée spéciale
Dans une tente aménagée en bibliothèque sur l’avenue qui mène à la statue du poète Mohammed Saïd Al-Habboubi, dans le centre-ville de Nassiriya, dans le sud de l’Irak, des hommes assis en cercle écoutent, religieusement, un quadragénaire exposer ses idées. « Nassiriya appartient désormais à l’ensemble de l’Irak. Nombreux la voit comme la place forte de la contestation. Cela nous rend fiers et nous donne une responsabilité. Nous sommes fatigués, mais nous ne pouvons le montrer et nous devons dépasser cette crise en relançant la mobilisation », appelle l’activiste, aussitôt entraîné dans un débat animé par son auditoire.
Quatre mois et demi après le début des manifestations antipouvoir à Bagdad et dans le Sud chiite, et alors que les partis chiites au pouvoir font bloc pour étouffer le mouvement et former un gouvernement autour de Mohammed Taoufiq Allaoui, ce bastion contestataire résiste. Le sit-in n’a rien perdu de son animation. Le mouvement de désobéissance civile, qui a fermé établissements d’enseignement et administrations, reste suivi. Des abris en brique, ornés de fresques colorées honorant les 170 « martyrs » de la ville, ont été érigés à la place des tentes incendiées lors de la dernière attaque contre le sit-in, le 24 janvier.
De jeunes ouvriers désœuvrés qui campent sur la place Habboubi se mélangent aux étudiants et étudiantes, présents quasi quotidiennement. Des hommes de tribu en tenue traditionnelle conversent avec des employés en costume et des notables de la ville autour d’un thé. « Les manifestants ne renonceront pas à cause du sang des martyrs, de la colère, des erreurs politiques répétées, du rejet du confessionnalisme et du fort sentiment patriotique. La société de Nassiriya est unie derrière ces objectifs », assure Nasser, un activiste de 30 ans, qui réclame des élections anticipées pour se débarrasser d’une classe politique qu’il juge corrompue et incompétente.
Nassiriya ne manque pas de quartiers défavorisés pour alimenter la contestation, mais elle a surtout une tradition que tous ont à cœur d’honorer. « L’historien Hanna Batatu a dit de Nassiriya qu’elle avait un esprit indompté du fait de sa géographie, de sa riche histoire et culture, de son sens de la résistance et de la résilience », poursuit Nasser. Ville d’intellectuels et terre tribale, elle a été tour à tour au cœur des révoltes contre l’occupation britannique dès 1920, le lieu de naissance irakien du communisme et du baasisme, et le foyer du soulèvement chiite contre Saddam Hussein, avec ses marais environnants où les insurgés ont pris le maquis.
« Peu de sadristes ici »
Depuis octobre 2019, Nassiriya porte à nouveau le flambeau de la contestation. Après un massacre qui a coûté la vie à 29 manifestants, le 28 novembre 2019, elle a chassé le gouverneur militaire tout juste nommé, le général Djamil Al-Shammari, et contribué à la chute du premier ministre Adel Abdel-Mahdi. Les contestataires de Nassiriya ont depuis lancé plusieurs ultimatums au gouvernement et l’un des plus célèbres d’entre eux, Alaa Al-Rikabi, a proposé sa candidature au poste de premier ministre. Mais, alors que, depuis fin janvier, les sit-in de Bagdad et des autres villes subissent les assauts répétés des partisans du chef populiste chiite Moqtada Al-Sadr, la ville est relativement épargnée.
« Ils ont essayé d’étouffer le mouvement mais, à Nassiriya, les gens sont plus forts qu’ailleurs et il y a très peu de sadristes ici », explique le cheikh Asad Al-Nasri. Depuis qu’il s’est désolidarisé de Moqtada Al-Sadr, lorsque ce dernier a pris ses distances avec la contestation le 24 janvier, l’imam sadriste a quitté Nadjaf pour s’installer dans une tente place Habboubi, sous la bonne garde de quelques fidèles, inquiets des menaces que l’imam reçoit de chefs sadristes. « Je suis venu apporter mon soutien aux manifestants de Nassiriya, qui réclament les droits et la patrie que les partis et l’Iran leur ont volés. Mon nom, ma stature d’homme religieux leur donnent plus de pouvoir », assure le cheikh Nasri, issu d’une tribu de Nassiriya.
L’identité tribale, fortement marquée dans la province, nourrit la témérité des manifestants. Et, bien que conservatrices et souvent cooptées par les pouvoirs en place, les tribus s’interposent quand l’un des leurs est menacé, lourdement armées au besoin. « Les tribus ici sont fortes et soudées, à la différence de Bagdad. Elles se sont mobilisées à plusieurs reprises en faveur des manifestants », poursuit le cheikh Nasri. Lors du massacre perpétré par les forces du général Shammari, fin novembre, des membres de tribus sont ainsi apparus, en armes, dans les rues de Nassiriya pour mettre fin au cycle de violences.
« Quand Djamil Al-Shammari a appris que nous le recherchions, il s’est enfui à Bagdad. On a demandé au chef de la police de nous le livrer pour rendre justice. Je suis allé à la rencontre des manifestants pour les empêcher d’attaquer le commissariat », témoigne le cheikh Ali Hussein Khayoun. Depuis son fief de Chatra, le jeune cheikh de 36 ans règne sur quelque 100 000 hommes dans la province et une petite lionne apprivoisée de 8 mois. Beaucoup de membres de sa tribu ont rejoint la contestation, lui la soutient autant par conviction que par révérence à la marjaya, la direction religieuse chiite.
Nombreuses menaces
Son soutien logique au sit-in et les avertissements qu’il adresse aux autorités et aux responsables politiques lui valent de nombreuses menaces. Des vitres blindées perforées d’impacts de balles trônent dans son jardin. Sa voiture a été attaquée à la mitrailleuse en décembre par les gardes d’un député de Chatra alors qu’il venait empêcher les manifestants d’incendier sa maison. « Je suis encore intervenu récemment auprès de responsables de partis pour empêcher que de nouvelles attaques soient menées contre les sit-in de Nassiriya et de Chatra. », assure-t-il.
Sur la place Habboubi, un militant sadriste lâche, avant de s’éclipser : « Cette contestation sera bientôt finie : les chefs de tribu ont été payés. » Seize chefs de tribu ont lancé un appel au calme en direction des manifestants, le 8 février. Dans la maison d’hôte de la tribu Albou Chama, au milieu des marais, le porte-parole de cette initiative, le cheikh Adam Mo’an Safaa Al-Ghezar, assure soutenir la contestation et comprendre la colère des manifestants. Il plaide toutefois pour donner une chance au premier ministre désigné Allaoui et exige que les manifestants cessent de bloquer les routes et les écoles. « Il y a un risque que des étrangers profitent des problèmes sécuritaires pour attaquer la prison de la province, où sont détenus de nombreux terroristes », plaide-t-il.
Tout cela n’est qu’un « spectacle » aux yeux du cheikh Khayoun : « Peu sont honnêtes quand ils disent soutenir la contestation, la plupart ont soutenu tous les gouvernements depuis 2003 contre prébendes et ils reçoivent de l’argent pour étouffer la contestation. » Le cheikh avertit du risque de guerre civile. « Les manifestants pourraient finir par prendre les armes pour se défendre de nouvelles attaques si les cheikhs ne font rien pour s’interposer », prévient-il avant de lâcher dans un souffle : « Ce pays n’a pas d’avenir. »