L’ ascension et la chute des Hariri occupent un pan entier de l’histoire du Liban, placé par la géographie et l’histoire au coeur de toutes les tensions du Moyen-Orient. Elle est incarnée par deux hommes : le père, Rafic, fondateur de la dynastie, à la stature hors norme, et le fils, Saad, trop tôt propulsé sur le devant de la scène, et qui n’aura pas réussi à maintenir son héritage. Les critiques ne manqueront pas de relever les qualités du père et les erreurs ou les manques de son héritier. Mais les circonstances auxquelles a dû faire face Saad Hariri, pris en étau entre les rivalités régionales, auraient sans doute eu raison d’un surhomme.
Le destin des Hariri et celui de Saad ont basculé le 14 février 2005, quand un véhicule piégé pulvérise le convoi de Rafic sur la corniche de Beyrouth. Le choix du fils cadet comme son successeur est déjà une surprise. Sur les lieux de l’attentat, la foule acclame Bahaa, le fils aîné. C’est pourtant Saad, qui sera choisi quelques jours plus tard pour reprendre la tête de la dynastie. « Le roi Abdallah d’Arabie saoudite et Jacques Chirac ont pesé en sa faveur », dit Rouba Kabbara, ancienne journaliste à l’AFP et au Mustaqbal, journal dont les Hariri sont propriétaires, et familière des destinées du clan. « La veuve d’Hariri, Nazik, seconde épouse de Rafic, penche aussi pour lui. Bahaa est d’un caractère trop cassant, et Rafic lui-même avait gardé un fond de rancune envers son fils aîné, qu’il tenait en partie responsable de la mort de son plus jeune frère Houssam (tué en 1990 alors que les deux jeunes gens font la course en Porsche dans les rues de Boston). »
Saad n’a que 35 ans et n’a pour lui que son nom. Sa réputation est celle d’un play-boy sympathique, qui a géré la branche saoudienne des activités familiales. Mais son expérience des complexités de la politique libanaise est mince. C’est un bagage bien léger pour prendre la tête d’un système qui reposait entièrement sur les épaules d’un seul homme.
La reconstruction de Beyrouth
L’ombre de son père est partout. Né en 1944 dans une famille sunnite modeste de Saida, Rafic Hariri s’était fait tout seul. Quand prend fin la guerre civile, à la fin des années 1990, la plupart des nouvelles figures de la scène libanaise sont des chefs de guerre reconvertis dans la politique: Samir Geagea, Michel Aoun, Walid Joumblatt, Nabih Berri. Rafic Hariri, lui, fait son entrée par une autre voie : celle de l’argent. Et il en a beaucoup.
Comme beaucoup de Libanais entreprenants, le jeune homme de Saida est allé chercher fortune en Arabie saoudite. Les prix du pétrole flambent après le premier choc pétrolier de 1973, et le royaume devient un eldorado pour ceux qui savent gagner la confiance des princes saoudiens et participer à la modernisation galopante du pays. Il faut construire des routes, des bâtiments publics, des palais. À la tête d’une compagnie de travaux publics, Rafic Hariri sait gagner la confiance royale. Il devient l’homme des grands travaux, que lui confie le roi Khaled, puis son successeur le roi Fahd. D’abord à la tête d’une filiale de la compagnie française Oger, Rafic Hariri décroche, les uns après les autres, les plus gros contrats de travaux publics. En 1979, la filiale rachète la maison mère, qui devient Oger International. Avec ce fleuron du BTP, Rafic Hariri hérite d’un carnet d’adresses bien fourni dans la politique française. Il noue avec Jacques Chirac, alors maire de Paris, une amitié profonde.
Homme des Saoudiens, Rafic Hariri devient l’un des artisans des accords de Taëf, signés en Arabie en 1989, qui mettent fin à la guerre sous l’égide de deux parrains, la Syrie d’Hafez el-Assad et l’Arabie. Les nouvelles institutions sont redessinées en faveur du premier ministre, choisi dans la communauté sunnite, qui prend le pas sur le président chrétien maronite. L’accord entérine aussi la présence syrienne au Liban et fait du Hezbollah chiite la seule milice autorisée à conserver ses armes, alors qu’Israël occupe encore le sud du pays. Alors alliées, avant de s’opposer, ces forces ne cesseront de peser sur les destinées du Liban et sur celles des Hariri.
Devenu chef de gouvernement en 1992, fort de son entregent et de ses immenses ressources financières, Rafic Hariri entreprend un chantier encore plus vaste que ceux qui lui ont valu sa fortune. Après seize ans de guerre, le Liban est en ruines. Beyrouth, l’ancien « Paris de l’Orient », est une ville dévastée, coupée en deux par une longue cicatrice après une guerre qui a opposé tous les clans et les confessions. Dans la fumée des cigares, le milliardaire devenu premier ministre mène sa politique tambour battant. De Saida, dans le Sud, d’où il est originaire, jusqu’à Tripoli, la grande ville sunnite du Nord, Rafic Hariri dirige tout. Ses milliards servent à tout : acheter des loyautés, désarmer des adversaires. « C’était un personnage balzacien », dit Charbel Nahas, polytechnicien, ancien ministre et fin analyste de son pays. « Il y avait chez lui une grande soif de revanche sociale. Il ressentait toujours un mélange de fascination et de mépris pour la vieille bourgeoisie libanaise, dont il avait fait certains de ses membres ses employés. » Rafic Hariri mélange allègrement les sphères publique et privée. La confusion entre ses fonds propres et l’argent public est totale. Des sociologues citent son style de gouvernement comme un exemple de « corruption efficace ». Les résultats sont là. L’économie libanaise repart. Le symbole de sa méthode est la reconstruction du centre de Beyrouth. Solidere, la société dont il est le principal actionnaire, rachète à bas prix les terrains du centre-ville dévasté avant de reconstruire à l’identique, faisant au passage de colossaux bénéfices. Et derrière les façades de style ottoman, les vieux souks deviennent un centre commercial plein de boutiques de luxe, qui rappelle plus une version méditerranéenne de Dubaï qu’une vieille ville levantine.
Mais dans un Liban au coeur des rivalités entre les puissances régionales, la politique n’est pas qu’une partie de Monopoly : c’est aussi un jeu dangereux, dont le milliardaire, ami des princes, va faire les frais. Allié du régime de Riyad comme de celui de Damas, Rafic Hariri se retrouve en porte à-faux lorsque ces intérêts viennent à s’opposer. Il refuse en 2004 un changement de Constitution qui doit permettre au candidat de Damas, Emile Lahoud, de briguer un nouveau mandat à la présidence. Le président Bachar el-Assad, le fils et le successeur d’Hafez, menace de lui « casser le Liban » sur la tête. Sa carrière s’achève dans les débris de son convoi blindé pulvérisé.
La mort tragique de Rafic fait de lui un martyr et déclenche une vague de manifestations géantes qui réclament et obtiennent le départ des forces d’occupation syriennes. Mais la Syrie et l’Iran gardent une carte maîtresse dans le jeu libanais : le Hezbollah, parti religieux chiite, qui a conservé une milice armée au nom de la lutte contre Israël, et devient la puissance dominante de la politique libanaise.
C’est face à ces adversaires que Saad va devoir jouer sa partition. Le deuxième fils de Rafic hérite d’une partie de la fortune paternelle, répartie entre les cinq enfants survivants, dont trois nés de son mariage avec sa seconde épouse, Nazik. Outre Saudi Oger, le géant du BTP, l’empire comporte des sociétés immobilières comme Solidere, mais aussi des médias, comme Future TV, des sociétés de télécommunications. Saad prend aussi à la tête de la communauté sunnite libanaise, dont le parti Futur est au centre de la coalition anti-syrienne, baptisée 14 Mars, en souvenir de la plus grosse manifestation du printemps du Cèdre, en 2005.
Dans ce drame shakespearien, où tous les protagonistes se connaissent souvent personnellement, Saad Hariri joue le rôle d’Hamlet. Héritier réticent de son père, il doit composer entre son désir de vengeance envers ceux qu’il considère comme ses assassins, le régime syrien de Bachar el-Assad et le Hezbolllah, et les accommodements auxquels il est contraint par les impératifs de la politique régionale. Devenu chef du gouvernement en 2009, l’héritier de Rafic Hariri apprend à ses dépens que les liens privilégiés avec la monarchie saoudienne ont une contrepartie, quand il doit se rendre à Damas sur ordre de Riyad, et embrasser Bachar el-Assad, qu’il a longtemps accusé d’avoir commandité l’assassinat de son père.
Les affaires périclitent
Saad, qui reçoit longtemps ses visiteurs avec le portrait de son père posé sur un fauteuil à la place d’honneur, manque aussi singulièrement de charisme. « Il parle lentement, joue au chef de clan, mais ce n’est qu’une pose », raconte un analyste politique à Beyrouth. Ses adversaires se moquent de ce premier ministre « télécommande », brocardé pour prendre ses ordres à Riyad avant de les répercuter au Liban, où il se trouve rarement. Entre juin 2009 et janvier 2011, Hariri passe plus de 200 jours à l’étranger. Il skie en Suisse et se partage entre ses résidences en France, dont il détient la nationalité, en Sardaigne, et surtout en Arabie saoudite, dont il est aussi ressortissant.
« Il faut reconnaître que Saad Hariri a hérité d’une situation très difficile », dit Nicholas Blanford, auteur d’une magistrale biographie de Rafic Hariri (Killing M. Lebanon). « Il est opposé politiquement au Hezbollah, alors que rien ne peut se faire contre le Hezbollah au Liban. Il doit aussi faire des compromis, pour retrouver un accès aux marchés publics et renflouer ses sociétés. Il n’est sans doute pas un très bon politique, mais la situation à laquelle il doit faire face est presque insurmontable. » Saad Hariri est pris entre son alliance avec l’Arabie, dont il dépend étroitement sur le plan économique, et la domination croissante du Hezbollah sur la scène politique libanaise. Après avoir démontré sa force en prenant en quelques heures le contrôle de Beyrouth en mai 2008, le Hezbollah est tout-puissant au Liban. Il n’exerce pas directement le pouvoir, mais pose son veto quand il l’estime nécessaire.
Sur le plan financier, les difficultés s’accumulent pour Saad Hariri. Le royaume saoudien n’a plus les coffres aussi profonds, et les nouveaux dirigeants n’ont pas avec lui des relations aussi étroites que du temps de son père. Les contrats ne sont plus payés, ou avec de plus en plus de retard. « Comme Saudi Oger a des dépenses de fonctionnement importantes et de nombreux salariés, la société s’est retrouvée très exposée quand la trésorerie est venue à manquer », dit Charbel Nahas. Revenu au pouvoir en 2016, Saad Hariri tente une dernière fois de se refaire. Mais les victoires de l’Iran et du Hezbollah dans la région, en Syrie et en Irak, inquiètent plus le nouveau pouvoir saoudien que les difficultés du groupe Hariri. Sa démission et la fin de ses rapports privilégiés avec l’Arabie vont sans doute signifier la fin de Saudi Oger, et celle du système clientéliste mis en place par Rafic Hariri. Et la fin de la splendeur d’un clan qui a pendant trente ans pesé plus qu’un autre sur les destinées du Liban.