EXCLUSIF – Walid Joumblatt, leader de la communauté druze au Liban et opposant au président syrien, dénonce l' »abandon » dont est victime son pays.
Il a été pro-syrien comme son père, l’un des plus grands dirigeants politiques libanais, avant de devenir l’une des voix les plus hostiles au régime de Bachar El-Assad, qu’il a rencontré plusieurs fois à Damas. Désormais au centre de l’échiquier politique libanais, il dénonce un régime syrien « blanchi » pour ses crimes et le « cynisme » des Occidentaux vis à vis de l’opposition syrienne. Il a reçu le JDD cette semaine à Beyrouth.
Comment jugez-vous l’accord sur le désarmement chimique de la Syrie, qui commence à entrer en application?
Cet accord est d’une hypocrisie inimaginable. Parce qu’on oublie qu’avant les 1.300 morts de l’attaque chimique du 21 août, il y a eu plus de 100.000 morts, des milliers de torturés, des millions de Syriens déplacés dans leur propre pays, plus de 800.000 réfugiés chez nous au Liban et des villes entières complètement détruites. Dans le jeu des grandes puissances, il y avait un conflit d’intérêts sur l’avenir de la Syrie avec les Russes et les Iraniens, d’un côté, les Américains et les Européens, de l’autre. Le seul à avoir pris une position courageuse c’est François Hollande. Bachar a accepté les inspections qui précéderont peut-être la destruction de son arsenal chimique, mais c’est comme s’il était blanchi pour les autres crimes avec une autre supercherie qui s’annonce : le dialogue à Genève prévu pour novembre, la fameuse solution d’un gouvernement transitoire avec un gouvernement qui prendrait toutes les prérogatives du pouvoir d’Assad.
«Le seul à avoir prix une décision courageuse, c’est Hollande.»
Une supercherie?
C’est une illusion : je connais bien ce système totalitaire. Le régime, c’est qui? C’est lui, Bachar, son frère, Maher, et les cousins, je ne vois pas comment cette clique mafieuse accepterait de rendre le pouvoir. Ça rappelle un peu l’Allemagne nazie. Hitler, après l’attentat raté de Von Stauffenberg du 20 juillet 1944, a maté toute rébellion et a entraîné l’Allemagne jusqu’à la destruction finale. Il faut donc trouver une solution, mais sans Assad.
Peut-être que ses patrons iraniens et russes pourraient le prendre quelque part en Sibérie ou dans le désert de Qom, ce qui permettrait de préserver les institutions, et donc l’armée qui reste le noyau essentiel.
Souhaitiez-vous que la Syrie soit frappée militairement?
De toute façon, c’était trop peu et trop tard. Cette frappe n’aurait rien donné, elle aurait affaibli un peu le régime mais pour être efficace, elle aurait dû être menée il y a un an et demi, lors de la première bataille de Homs. De toute façon, le président américain ne voulait pas frapper. Je comprends qu’au sortir de deux guerres désastreuses en Afghanistan et en Irak, qui ont duré onze ans au total, Barack Obama ne tenait pas à se lancer dans une troisième en Syrie. Résultat, en dix minutes à Saint-Pétersbourg, les Américains et les Russes ont scellé le sort de l’opposition syrienne. Dans cette histoire cynique et cruelle, il faut malgré tout que l’opposition aille à Genève, pour au moins ne pas donner un argument supplémentaire à Assad, qui considère avoir affaire à une alliance de terroristes.
Vous avez été longtemps pro-syrien et aujourd’hui vous êtes un des porte-voix les plus virulents contre Bachar El-Assad. Pourquoi?
J’ai bien connu le père. C’était un dictateur, un criminel, mais beaucoup plus civilisé que le fils. Malgré le massacre des islamistes à Hama, en 1982, il avait réussi à faire de la Syrie un pivot central de la politique au Moyen-Orient. En discutant avec Bachar, il m’a dit qu’il n’y avait plus de photos de son père, comme s’il avait voulu l’effacer. Il faut être psychiatre pour comprendre que c’est un menteur pathologique. Alors que le frère, Maher, est un tueur psychopathe. Je suis devenu anti-Bachar après la tentative de meurtre sur mon ami Marwan Hamadé en 2004 puis avec l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005.
Vous avez rencontré Bachar El-Assad trois fois…
Lors de ma troisième et dernière rencontre avec lui, en juin 2011, juste après la mort du premier martyr de la révolution syrienne, le jeune Hamza El-Khatib, qui avait été torturé et tué, je lui ai demandé ce qui s’était passé. Il m’a dit : « On ne l’a pas torturé. » Alors je lui ai répondu : « Oui, mais vous l’avez tué. » Et il a avoué : « Oui, on l’a tué. » On a affaire à un psychopathe doté d’une double personnalité, effroyablement menteur et brutal. J’ai découvert quelqu’un de machiavélique. Je ne comprends pas que l’Occident ait pu être dupe.
Vous comparez le fils et le père, comme si vous regrettiez Hafez El-Assad…
J’ai été pro-syrien pour la défense de ma propre communauté druze mais aussi à une époque, au début des années 1980, où le Liban était sous influence israélienne. Or, avant d’être druze, je suis arabe. C’est l’héritage de mon père et de Nasser. Je me suis donc engagé aux côtés de la Syrie et de l’URSS. La guerre civile qui s’est ensuivie n’a pas eu de gagnant. Nous n’étions que des pions. Mon père, qui représentait la gauche libanaise progressiste, a été assassiné en 1977. L’année dernière, pour les 35 ans de sa mort, je suis allé déposer le drapeau de la résistance syrienne sur sa tombe afin de rendre hommage aux morts, aux prisonniers et aux disparus de Syrie.
Vous imaginez la fin de Bachar?
Tant que la famille restera soudée, Bachar perdurera. Car le régime, c’est la famille, y compris l’oncle de Bachar et sa mère. Ils avaient formé une cellule de crise présidée par le beau-frère de Bachar, Assaf Chawkat, l’homme fort du régime. L’an dernier, cette cellule a été ciblée par un attentat à l’explosif. Chawkat était sans doute le seul officier alaouite valable pour pouvoir remplacer le clan. Maintenant, sans lui, c’est peut-être trop tard.
François Clemenceau, envoyé spécial, Beyrouth (Liban) – Le Journal du Dimanche