Des réfugiés alaouites syriens traversent la rivière Nahr Al-Kabir pour entrer dans le village libanais de Hekr El-Dahri, fuyant les violences dans les provinces côtières syriennes de Lattaquié et de Tartous, le 11 mars 2025.
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Depuis les massacres d’alaouites commis, en mars, dans les régions de Lattaquié et de Tartous, près de 30 000 Syriens se sont réfugiés au Liban, selon les Nations unies.
Dima a le teint blafard, les yeux cernés, la voix atone. Elle a vécu dans l’effroi à Al-Raddar, un quartier de Tartous, sur le littoral, depuis la vague de massacres d’alaouites qui a eu lieu dans des régions de l’ouest de la Syrie, début mars. Un mois plus tard, elle a fui au Liban, avec ses trois enfants âgés de 15 à 25 ans. Elle est sous le choc. « La violence n’est pas terminée, dit cette femme, qui a requis l’anonymat, comme d’autres personnes interviewées. La nuit, on entendait des tirs et des menaces. Je ne me rendais plus au travail. Mon plus jeune fils n’allait plus à l’école. La plupart du temps, on vivait cloîtrés. »
Assise dans un entrepôt converti en refuge à Jabal Mohsen, banlieue alaouite de Tripoli (nord du Liban, ville à majorité sunnite), Dima a toujours peur : son mari n’a pas encore fait le voyage. Sa mère, âgée, restera en Syrie – elle en pleure. « On nous a dit que les massacres avaient eu lieu à cause des foulouls [terme désignant les partisans de l’ancien régime de Bachar Al-Assad, lui-même issu de la communauté alaouite, branche minoritaire de l’islam]. Ce n’était qu’un prétexte. La violence à l’œuvre est purement sectaire », accuse-t-elle, devant un plateau de maté, une infusion de plantes. Les tueries de mars, qui ont fait plus de 1 700 morts civils d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme, ont commencé après des attaques lancées par des partisans armés de Bachar Al-Assad contre les forces de sécurité des nouvelles autorités islamistes, dans l’ouest de la Syrie, où se trouve le berceau des alaouites.
Des membres de cette minorité continuent de fuir vers le Liban, s’alarmant de la poursuite des exactions. Le flux est plus faible mais quotidien, après des arrivées par milliers courant mars. Près de 30 000 alaouites de Syrie sont aujourd’hui recensés : la plupart ont trouvé refuge dans des villages alaouites de l’Akkar, région frontalière de la Syrie, et à Jabal Mohsen. Des liens de parenté unissent souvent la communauté de part et d’autre de la frontière.
Pas de statut légal
Beyrouth tolère la présence des nouveaux venus, dont le nombre reste limité, mais sans leur octroyer un statut légal. Entre 1,5 et 2 millions de déplacés syriens, dont les premiers sont parvenus à partir dès 2011, fuyant la répression du régime d’Al-Assad et la guerre, sont toujours présents, selon des estimations. Il s’agit en majorité de sunnites.
Aujourd’hui, l’embryon d’une nouvelle crise des réfugiés s’esquisse. « Si les frontières s’ouvrent, il y aura un afflux massif d’alaouites au Liban », assure Dima. De Tartous vers Tripoli, un passeur les a guidés, elle et ses enfants, afin de franchir les barrages jusqu’à la frontière. La plupart des Syriens traversent ensuite le Nahr Al-Kabir, le fleuve qui sert de démarcation.
A Jabal Mohsen, la solidarité familiale et communautaire est à l’œuvre pour loger ces réfugiés. L’Association de charité islamique alaouite s’active : repas, aide médicale, recherche d’abris collectifs… Elle est proche du Parti démocratique arabe, la formation locale, qui était un allié zélé de Bachar Al-Assad. Elle comble un vide. « Le gouvernement dit qu’il n’a pas d’argent et, malheureusement, très peu d’aides internationales parviennent », explique Noureddine Eid, le directeur de l’association. Mais, pour lui, « l’aide est politisée : les alaouites sont vus comme affiliés à l’ancien régime ».
Dans un lieu de culte transformé en abri collectif, une poignée d’hommes, venus des régions de Tartous, Baniyas, Homs ou Hama, prennent la parole. Ils parlent peu de leur nouvelle vie. Leurs pensées sont encore en Syrie ; ils sont intarissables sur les massacres. Ils réclament de ne pas être associés à Bachar Al-Assad, quand bien même une grande partie de la communauté lui a été longtemps loyale. Des officiers issus de ses rangs ont semé la terreur du temps de l’ancien régime. « Si Al-Assad a commis des massacres, nous n’en sommes pas responsables », insiste un ancien fonctionnaire originaire de Baniyas.
Hassan, un agriculteur de la région de Tartous, reconnaît avoir eu « peur que quelque chose se passe, dès la chute d’Al-Assad [le 8 décembre 2024] ». Les « beaux discours » du nouvel homme fort de la Syrie, Ahmed Al-Charaa, ne l’ont pas rassuré, et encore moins les « premières exactions », avant les tueries. Assurant « n’avoir jamais servi l’ancien régime », Hassan regrette que les villages alaouites aient « rendu les armes », lorsque l’appareil militaire a été désintégré. « Il n’y avait personne pour nous défendre lorsque les criminels sont venus dans nos maisons. » Selon lui, « un ramassis de factions, remplies d’extrémistes qui ont la haine des minorités et des sunnites modérés », tient aujourd’hui lieu d’armée. La défiance semble insurmontable.
« Jamais vérité ne sera rendue »
Les perspectives sont limitées au Liban, tant pour l’emploi que pour le statut légal. Pourtant, Moughira N., qui a fui Baniyas avec son mari, Ahmad, un commerçant originaire de Jabal Mohsen, et leurs deux jeunes enfants, n’envisage pas de retour en Syrie, « tant qu’il n’y aura pas de stabilité ». Cela veut dire, pour elle, « soit une protection internationale dans les régions alaouites », une demande récurrente des nouveaux réfugiés, « soit un autre pouvoir ».
Moughira s’aventure rarement en dehors de l’enclave alaouite de Jabal Mohsen, de crainte d’être identifiée, à cause de son accent, « par d’autres Syriens [sunnites] » – nombreux à Tripoli – qui seraient partisans du nouveau régime. La banlieue voisine de Bab Al-Tabbaneh, sunnite, s’est réjouie du changement de pouvoir. Plusieurs séries d’affrontements avaient opposé ces deux quartiers, entre 2011 et 2014, dans une spirale de violence liée à la guerre en Syrie. L’armée libanaise a renforcé sa présence aux abords de Jabal Mohsen à la chute de Bachar Al-Assad, afin d’empêcher des troubles.
Dans l’appartement de proches de son mari, Moughira fait défiler, sur son téléphone, les portraits de connaissances tuées : un directeur d’école, un médecin, des élèves… Les responsabilités exactes dans les massacres restent à établir, parmi les forces de sécurité, les factions islamistes alliées – dont des djihadistes étrangers – et des individus armés. La commission d’enquête mise sur pied en mars n’inspire aucune confiance à cette Syrienne : « Jamais vérité ne sera rendue. Comment [le président de transition Ahmed Al-]Charaa mettrait-il en prison ses propres hommes ? Et s’il est sincère, pourquoi les meurtres et les enlèvements d’alaouites se poursuivent-ils ? » La commission devait rendre ses conclusions en avril. Son mandat a été prolongé de trois mois. Moughira a peur pour ses parents restés en Syrie.