A l’aéroport de Beyrouth la complicité du chef du bureau du renseignement, le général Abdallah Daher, était garantie
Douze personnes sont renvoyées devant le tribunal de grande instance à partir de mardi, quatre son encore en fuite.
Si l’argent n’a pas d’odeur, son blanchiment encore moins. C’est l’une des leçons du procès qui doit s’ouvrir, mardi 13 novembre, à Paris, sur un réseau international de blanchisseurs libanais de premier plan utilisé par les cartels de la drogue comme par la grande délinquance financière, voire des organisations terroristes. Parmi les douze personnes renvoyées devant le tribunal de grande instance, quatre sont encore en fuite.
A en croire le dossier judiciaire, ce réseau de blanchisseurs fonctionnait comme des gestionnaires de fortune rayonnant dans le monde entier. Nul besoin de démarcher les clients, ces derniers sollicitaient leurs services. De plus, il est apparu, dans ce dossier, largement nourri par l’agence antidrogue américaine (DEA), qu’une partie des commissions prélevées par le réseau pourrait avoir alimenté, in fine, les caisses du Hezbollah, le mouvement chiite libanais soutenu par l’Iran, qualifié de terroriste par les Etats-Unis.
Réseau à trois niveaux
La tête supposée du réseau, Mohammad Ammar, dit Alex, résidait entre la Colombie, le Liban et les Emirats arabes unis. Membre d’une famille déjà connue pour son implication dans le blanchiment international, ses liens avec les trafiquants de drogue colombiens avaient été mis en évidence, dès avril 2015, lors de conservations téléphoniques avec un certain « Pica Pica » sur l’expédition de cocaïne vers l’Afrique et l’Europe. Un contrat de collecte de l’argent aurait été négocié avec El Chapulin, basé en Colombie, et aurait aussi bénéficié, selon la DEA, au cartel Jalisco Nueva Generacion.
La justice a distingué trois niveaux dans ce réseau. Les coordinateurs se trouvaient à Beyrouth. Parmi eux, Mohamad Noureddine possédait un bureau de change dans la capitale libanaise et Abbas Nasser supervisait un réseau qui s’étendait de l’Europe jusqu’à Hongkong, Dubaï et Singapour. « Les montants, assure l’ordonnance de renvoi, se comptant parfois en millions, en dizaines, voire en centaines de millions d’euros. »
Viennent ensuite les collecteurs, divisés en trois équipes, selon la justice, recevant leurs ordres des coordinateurs. La remise des fonds par les réseaux criminels se faisait dans des lieux divers, un salon de coiffure, à Anvers (Belgique), un grand hôtel à Paris, un restaurant, à Montreuil ou encore un café à Enschede aux Pays-Bas. Le 29 mars 2015, M. Noureddine informe l’un des chefs d’équipe que 500 000 euros sont disponibles à Naples. Le 31 mars 2015, il faut, cette fois-ci, remonter des fonds d’Espagne. Les techniques de transport sont souvent les mêmes : des caches dans les véhicules. Rien qu’entre le 14 février 2015 et le 13 janvier 2016 ces trois équipes récupèrent 11 128 480 euros en petites coupures.
Voitures de luxe en espèces
L’argent ne rentrait pas dans le système bancaire. Il revenait, en partie, en Colombie par un système de compensation informel, connu dans les pays musulmans sous le nom d’hawala, qui consistait dans ce cas à déposer une somme au Liban, puis de retirer le même montant en Colombie. Les fonds étaient également blanchis dans l’achat, en espèces, de véhicules de luxe, Porsche, BMW, Mercedes ou Range Rover et expédiés, par bateau, vers l’Afrique de l’Ouest, le Liban ou Dubaï.
Parmi les garages se prêtant à ce trafic, on relève Ryad Auto, à Dijon, Massy auto-service ou Arc de triomphe auto, à Paris. L’autre moyen de blanchiment était les montres de grande marque. Des centaines de milliers d’euros ont ainsi été versés à des bijouteries pour l’acquisition de Patek Philippe, de Rolex ou d’Audemars Piguet, notamment à un bijoutier allemand dit « Monsieur Thomas ». Elles étaient exportées d’autant plus facilement au Liban qu’à l’aéroport de Beyrouth la complicité du chef du bureau du renseignement, le général Abdallah Daher, était garantie.
La coopération avec l’agence américaine antidrogue (DEA) permettait enfin de mettre en évidence le rôle joué par la Chams Exchange Company, basée au Liban, présentée « comme l’une des chambres de compensation d’argent issues du trafic de drogue les plus actives au monde ». Le service américain a également souligné les liens entre Mohamad Noureddine et Mohamad Ali Chour, arrêté le 7 juin 2016 à l’aéroport d’Abidjan, alors qu’il transportait sur lui 1,7 million de dollars destiné au Hezbollah.
Divergences sur le Hezbollah
Les 24 et 25 janvier 2016, une vague d’arrestations était déclenchée en France, en Italie, en Belgique et en Allemagne permettant de faire tomber le volet européen du réseau. Interpellé à l’aéroport de Roissy, M. Noureddine assure, depuis, ignorer l’origine des fonds et jure qu’il ne réalisait que des opérations de compensation financière. Le chef supposé, Mohammad Ammar, alias Alex, a été entendu, le 9 janvier 2017, à Miami et a tenté de se disculper en mettant en cause Nasser Abbas, qui fait toujours l’objet d’un mandat d’arrêt dans la procédure française.
En 2016, Rusty Paine, porte-parole de la DEA, expliquait, au Monde : « Nous avons identifié des contacts directs entre ce réseau et des cartels, notamment l’organisation paramilitaire colombienne La Oficina de Envigado, mais nous restons confrontés à une autre branche qui ne cesse de renaître de ses cendres depuis l’affaire de la Lebanese Canadian Bank en 2010 ; de plus, pour nous, la tête de ce réseau n’est autre que le Hezbollah, listé aux Etats-Unis comme terroriste. »
Si les justices américaine et française ont collaboré dans cette enquête, elles divergent sur le niveau d’implication du Hezbollah, qui n’apparaît pas dans l’ordonnance de renvoi comme le commanditaire de ces opérations de blanchiment. Pour la DEA, en revanche, ces fonds servent, en partie, « à financer le trafic d’armes et le terrorisme ».
Si le Hezbollah n’est pas formellement mis en cause par la justice française, son ombre a néanmoins pesé directement sur cette affaire. Deux jours après les arrestations, les 24 et 25 janvier 2016, la France recevait, en grande pompe, Hassan Rohani, président iranien, dont le pays, puissance chiite du Moyen-Orient, est aussi le protecteur du Hezbollah. Craignant que la stigmatisation publique de ce mouvement, au moment où M. Rohani séjournait sur son sol, puisse être considérée comme une provocation, l’Elysée avait annulé in extremis la conférence de presse prévue pour saluer le travail réalisé. Il avait aussi sommé le ministère de l’intérieur de garder le silence sur une opération qui aurait pu entraîner une vengeance de l’organisation qualifiée de terroriste dans nombre de pays.