L’ancien prêtre revenu à l’état laïc considère le Vatican comme une force de blocage pour l’Eglise catholique. Dans un entretien au « Monde », celui qui appartient à l’aile libérale du catholicisme appelle à en finir avec l’autoritarisme papal et à revoir en profondeur le fonctionnement de l’institution.
Né en 1938, Robert Ageneau a été directeur de la revue catholique missionnaire Spiritus, avant de cofonder les éditions L’Harmattan, puis les éditions Karthala, au sein desquelles il dirige la collection « Sens et conscience » qui encourage à repenser le christianisme. Il a participé à l’ouvrage collectif Réformer ou abolir la papauté. Un enjeu d’avenir pour l’Eglise catholique (Karthala, 166 pages, 20 euros), paru le 27 février.
Le titre de votre dernier ouvrage, publié deux mois avant la mort du pape François, est volontairement provocateur. Alors que le pontife vient de s’éteindre, le 21 avril, ce sujet n’est-il pas tabou ?
A l’heure où les cardinaux s’apprêtent à élire un nouveau pape, il peut en effet sembler tabou de se demander si la papauté, qui dispose d’un pouvoir absolu sur toute l’Eglise catholique, a encore du sens au milieu des démocraties où les règles sont le débat et la pratique de processus électoraux.
Ce sujet est spécifique au catholicisme. Rappelons que le christianisme est bien plus vaste que la seule Eglise catholique et comprend de nombreux courants refusant catégoriquement une quelconque prééminence de Rome. D’ailleurs, les grands schismes qui ont divisé les mouvances du christianisme ont en partie été causés par le fait que le pape est progressivement devenu bien plus que l’évêque de Rome.
Vous écrivez que le pouvoir papal est en contradiction avec l’Evangile. Pourquoi ?
La primauté de l’Eglise de Rome se fonde sur une parole de Jésus tirée de l’Evangile de Matthieu : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. » Or, selon la tradition catholique, Pierre aurait fondé l’Eglise de Rome, où il serait mort en martyr. Pour autant, cette parole de Jésus ne se retrouve dans aucun des autres Evangiles du Nouveau Testament. Pierre n’y est d’ailleurs pas toujours dépeint de manière flatteuse, puisqu’il aurait renié Jésus avant sa crucifixion.
Dans les Actes des apôtres et les lettres de Paul – les documents les plus anciens du christianisme –, d’autres membres de la jeune communauté chrétienne jouent aussi un rôle important : Paul, Barnabé ou Jacques, par exemple. L’épître aux Galates, qui date du milieu du Ier siècle, montre ainsi que lors du conflit d’Antioche, qui portait sur la manière d’intégrer aux premiers chrétiens d’origine juive des païens non circoncis, les apôtres procédèrent à une réunion délibérative (appelée « concile de Jérusalem ») qui supprima l’obligation de la circoncision. En somme, la primauté de la figure de Pierre n’a rien d’une évidence et les questions étaient tranchées de manière collégiale dans les premiers temps du christianisme.
Qu’est-ce qui, dans votre réflexion, justifierait une profonde réforme de la papauté ?
Ce qu’il faudrait réformer d’urgence, c’est la verticalité de l’Eglise catholique, qui dépend de ce super évêque qu’on appelle le pape. Le jour de son élection, il est revêtu d’un caractère sacré et fait figure de vicaire du Christ sur Terre. Il devient l’objet d’une « papolâtrie » enseignée aux catholiques dès leur enfance.
De fait, le pape se réserve le droit d’arbitrer seul les débats, les synodes réunissant les évêques n’ayant qu’un rôle purement consultatif. Ainsi, lors du synode sur l’Amazonie, en 2019, le pape François s’est opposé à la proposition de la majorité des évêques de rendre possible l’ordination d’hommes mariés, face à la pénurie de prêtres dans cette vaste région. De même, lors du synode sur la synodalité [c’est-à-dire sur l’organisation de l’Eglise], en 2023-2024, il a ignoré les propositions émanant de l’épiscopat allemand sur la place des laïcs et des femmes dans l’Eglise. Au final, on peut dire que la papauté représente une force de blocage pour l’Eglise catholique, c’est pourquoi il est urgent de la réformer ou de l’abolir.
Le concile Vatican II (1962-1965) n’avait-il pas précisément vocation à impulser cet aggiornamento ?
Ce concile a constitué un événement majeur et levé une grande espérance après des décennies de condamnations visant l’aile moderniste du catholicisme. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, des penseurs chrétiens ont appelé le catholicisme à se mettre en phase avec les évolutions de la société et du savoir. Malheureusement, ce courant libéral, qui invitait à promouvoir le débat et la liberté d’interprétation, a été condamné par le pape Pie X en 1907 – même si une aile libérale a subsisté à travers des laïcs ou des théologiens comme Pierre Teilhard de Chardin [1881-1955], Marcel Légaut [1900-1990] et bien d’autres.
Conscient des blocages, le pape Jean XXIII avait décidé d’organiser le concile Vatican II pour entamer un vaste mouvement de réforme. Malheureusement, le retard était tel qu’il était impossible d’aller très loin. Surtout, le décès de Jean XXIII, en 1963, pendant le concile s’est soldé par une reprise en main de son successeur, le pape Paul VI, qui a par exemple retiré de l’ordre du jour le sujet du contrôle des naissances.
Lorsque le concile s’est achevé, la curie romaine a repris le dessus, tandis que les papes Paul VI, Jean Paul II et Benoît XVI sont revenus à une pratique antéconciliaire réticente à donner la parole à l’ensemble des évêques. Les prérogatives du pape ont été reconduites sans réexamen de son rôle. Les synodes sont conçus uniquement comme des lieux de conseil du pape, mais n’ont aucun rôle délibératif.
Le pontificat de François vous paraît-il avoir accentué ou au contraire infléchi cette verticalité ?
François a certes apporté un air nouveau, étant le premier pape d’Amérique latine. Il a imposé sa marque avec ses prises de position sur les migrants et les pauvres, sa critique de « l’Alzheimer spirituel » des cardinaux de la curie, ses textes stimulants, comme Evangelii gaudium (« La joie de l’Evangile ») et Laudato si’ (« Loué sois-tu »).
Néanmoins, il n’a pas du tout infléchi l’autoritarisme papal. A partir des années 2016-2017, il a ressorti des thèmes comme ceux de la sexualité et de l’avortement, traitant les médecins le pratiquant de « tueurs à gages » et Kamala Harris, alors en pleine campagne pour la présidentielle américaine, de candidate « qui tue les enfants ». On a vu comment, en Amazonie, il a fermé la porte à l’ordination des hommes mariés.
Les synodes qu’il a conduits n’ont pas été marqués par la moindre ouverture dogmatique ou de relativité. Il s’est refusé à changer quoi que ce soit dans l’expression de la foi catholique [le Credo] élaborée au IVe et Ve siècles, laquelle ne fait plus vraiment sens pour nombre de chrétiens, puisque la divinité de Jésus et la Trinité y sont définies à partir d’une lecture littérale des Evangiles et de représentations préscientifiques.
Mais cette centralité de l’Eglise catholique n’est-elle pas, précisément, ce qui lui a permis de s’imposer de manière universelle à travers les siècles ?
Bien sûr, cette organisation a joué en sa faveur, notamment en terre de mission, car l’Eglise catholique se trouvait en position de force par rapport aux autres courants chrétiens moins organisés. C’est d’ailleurs ce qui a amené les protestants à jeter à Edimbourg, en 1910, les bases du Conseil œcuménique des Eglises, une organisation non gouvernementale qui rassemble toutes les tendances du christianisme – à l’exception de l’Eglise catholique, qui refuse d’y siéger.
Vous insistez sur la perte massive d’influence du catholicisme dans nos sociétés. Pourtant, le nombre de catholiques dans le monde continue d’augmenter. Dès lors, faut-il vraiment s’inquiéter de son avenir ?
Je pense que si le catholicisme ne change pas, il se réduira à peau de chagrin ou mourra. C’est le cas en France, où la pratique dominicale avoisine aujourd’hui les 2 % de la population. En Amérique latine, les conversions vers des mouvements évangéliques sont nombreuses. En Asie, l’Eglise catholique est minoritaire.
Il est vrai que le catholicisme est plus dynamique en Afrique, mais dans des pays souvent marqués par des régimes politiques qui laissent peu de place à la contestation de l’autorité. On peut cependant penser qu’avec l’éducation, l’urbanisation et l’évolution de sa jeunesse, ce continent sera peu à peu marqué par une déprise de l’influence catholique. Finalement, malgré le faste de l’Eglise et les caméras actuellement focalisées sur le Vatican, il est à craindre que, si le futur pape se montre incapable de dire quelque chose de neuf, le catholicisme régresse ou devienne plus fondamentaliste.
Quel type de fonctionnement proposez-vous concrètement ?
Il faut que le pape soit débarrassé de son caractère absolu de représentant du Christ. Son statut de chef incontesté de l’Eglise catholique doit lui être retiré, ou au moins relativisé. La papauté doit restaurer les synodes et les conciles délibératifs – quitte à ce qu’elle devienne une sorte de secrétariat général, comme c’est le cas pour le Conseil œcuménique des Eglises.
Il faudrait aussi avoir le courage de repenser certains dogmes ou des points de discipline, tels que le célibat des prêtres, qui va à l’encontre des droits humains fondamentaux. La Déclaration universelle des droits de l’homme [1948] fait ainsi figurer le mariage parmi ces droits. Au nom de quoi l’institution catholique se réserve-t-elle le droit de ne pas respecter ce point ? Elle pourrait inviter les prêtres au célibat sans pour autant l’imposer.
Ne parlons pas du statut des femmes, qui, depuis le XXe siècle, ont acquis des libertés et des droits dans la société civile et dans la vie politique que la papauté refuse obstinément : rappelons que François s’est catégoriquement opposé à l’ordination de femmes diacres.
Vous semblez sceptique quant à la capacité de l’Eglise catholique de mener à bien un tel chantier de réformes, puisque vous proposez finalement d’abolir la papauté, mesure radicale…
L’idée que l’on puisse abolir la papauté est certainement utopique. Pour autant, le christianisme n’a que deux mille ans. Il n’y a aucune raison de penser qu’il doive rester immuable dans ses dogmes et son fonctionnement. L’Eglise ne se situe pas en dehors de l’histoire humaine : à l’instar de toute institution, elle n’est pas condamnée à être figée.
A l’aube de l’ouverture du conclave, quel est le rapport de force, selon vous, entre les différentes tendances du catholicisme ?
Les cardinaux vont privilégier quelqu’un qui se situe dans la lignée du style de François, à savoir un pape soucieux de s’investir en faveur des pauvres et de prêcher l’Evangile. Mais sur le dogme, la primauté de Pierre, la synodalité, je vois difficilement un papabile qui ait la surface morale et spirituelle pour revoir des règles fondamentales afin de favoriser davantage de liberté dans l’Eglise. Il se dit souvent que c’est par peur du schisme ; pourtant, le schisme est silencieux chez beaucoup de catholiques, surtout en Europe.
Proposant une remise en question radicale du rôle du pape dans l’Eglise catholique, l’ouvrage collectif Réformer ou abolir la papauté. Un enjeu d’avenir pour l’Eglise catholique (Karthala, 166 pages, 20 euros) émane d’un groupe de chrétiens progressistes qui n’ont que très rarement voix au chapitre au sein de l’institution et des médias catholiques, tant leur parole dérange. Aux côtés de l’ancien prêtre Robert Ageneau, le théologien basque José Arregi, l’ancien aumônier catholique de prison Paul Fleuret, ainsi que Jacques Musset, longtemps animateur de groupes bibliques dans le diocèse de Nantes, et un protestant, le pasteur Gilles Castelnau.
Revenant, dans des pages stimulantes, sur les origines de l’institution et son évolution dans le temps, les auteurs montrent que la papauté s’est toujours située à rebours de la masse des fidèles catholiques. Un exemple éloquent parmi d’autres : l’encyclique Humanae vitae (« De la vie humaine », 1968) du pape Paul VI qui, en condamnant la contraception, provoqua la stupeur d’une grande partie des catholiques.
Pour ces penseurs, il est essentiel que le pape sorte de sa position surplombante et redonne aux catholiques plus de liberté et de capacités d’innovation – en s’inspirant éventuellement de l’organisation d’autres confessions chrétiennes.