Questions d’un Orient inconnu

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« La Question d’Orient », plat de résistance des chancelleries occidentales depuis le XVIII° siècle, était en réalité une ou plusieurs questions du seul Occident. Les puissances européennes se devaient d’élaborer des stratégies en vue de contrôler et de se partager les richesses des contrées gouvernées par le Padichah ottoman, mais aussi d’étendre leur culture et leur progrès technique. L’Occident élaborait la question et échafaudait les réponses. Aujourd’hui, ce sont les peuples de l’Orient qui reprennent l’initiative. L’Occident est décontenancé de devoir seulement « réagir », d’où l’embarras des uns et la cacophonie des autres.

On n’a pas encore saisi la spécificité inédite et originale de ces soulèvements arabes dont le modèle précurseur, mais non violent, fut le gigantesque rassemblement des foules libanaises le 14 mars 2005 au cœur de Beyrouth. Les intellectuels de tout poil s’obstinent à utiliser comme grille de lecture, différents modèles familiers comme la révolution française ou la révolution bolchevique. Aucun de ces cadres, y compris celui de la révolution islamique iranienne, ne s’avère adéquat pour comprendre les événements actuels. Ce ne sont point des défilés de protestation qui dégénèrent en insurrection. Ce ne sont pas non plus de grands mouvements révolutionnaires idéologiquement guidés et encadrés. Et pourtant, ils demeurent des moments de grande rupture historique dont la dynamique principale est la « foule », réalité insaisissable et inintelligible. On est toujours tenté, de vouloir ramener le phénomène à un modèle idéologique confortable et connu, dérivant plus ou moins de celui de la dialectique de Hegel et de Marx.

Mais qu’est donc cette foule dont le brusque surgissement au sein de l’espace public est toujours annonciateur de rupture, d’agonie ou de mise à mort d’un certain ordre établi sans qu’on puisse entrevoir vers quel type d’ordre politique nouveau il pourrait déboucher. La foule ne semble avoir aucun programme, aucun objectif autre que celui de changer le présent. La foule n’a pas de dirigeants, ni de chefs et encore moins de représentants. On l’a vu dans le contexte libanais : aucune force politique n’est parvenue à représenter concrètement la foule de la Place des Canons du 14 mars 2005. Pourquoi ? La réponse se trouve là où on ne la soupçonne pas : la « foule » n’est que l’agrégation d’individualités atteintes par une sorte de contagion. Cette agrégation est éphémère dans son instantanéité : la foule demeure un événement que rien ne laisse prévoir. Cependant, elle s’avère durable comme pulsion inconsciente, ce qui lui permet de pouvoir constituer l’être collectif actuel qui remplit les espaces publics des pays arabes saisis par l’épidémie de la révolte. Ce qui frappe, ce n’est point la dilution de l’individu dans une masse informe, mais au contraire l’exaltation de son ego dans l’élan collectif qui peut le mener à faire face à la mort avec sa seule chair comme arme de défense. Ceci rappelle étrangement le courage des anciens martyrs chrétiens de l’antiquité qui se livraient sereinement aux bêtes qui allaient les dévorer dans les cirques de Rome. Dans La Puissance des Foules (1985, PUF), J. Beauchard écrit que la foule n’est pas un « état de masse particulier mais un corps social original » qui libère une force enfouie sous la conformité collective. « Sous sa pression, l’espace public est envahi et son ordre craque … l’énergie dégagée est explosive. L’ordre public se défait. Les distances entre chacun sont abolies. Dans l’instant de l’effusion, chacun est l’autre, les différences s’effacent, celui qui meurt donne vie à tous les autres : la consommation de la mort est alors communion et promesse de salut ». Qu’on se souvienne de St Ignace d’Antioche qui, en allant à son martyr, suppliait que personne ne s’oppose aux dents des fauves qui allaient le déchiqueter.

Le spectacle qui s’offre à nos yeux est celui d’une tragédie grecque aux dimensions des longues durées historiques. Au bout d’une longue accumulation de données négatives, un simple événement précipite soudainement le cours de l’histoire : le suicide de Mohamad Bouazizi par le feu suscite une contagion sacrificielle qui se répand comme une traînée de poudre d’un bout à l’autre du monde arabe. La victime d’hier se métamorphose en témoin, en martyr, qui va jusqu’au bout de sa propre mort pour affronter le pouvoir et le briser par sa mort. Quelque chose de l’ordre du sacré est en train d’opérer en sous-main. C’est le mimétisme dont parle René Girard pour qui tout désir est de nature métaphysique car il tend vers une plénitude de l’être. C’est également toute l’énergie explosive contenue dans « la puissance de la masse » qu’évoque Elias Canetti et que Beauchard appelle « pandémie de la contagion sacrificielle ».

Tout ceci pointe vers le sacré. Il ne faut pas s’étonner de voir, en plein milieu de l’Islam, le suicide par le feu devenir immolation sacrificielle médiatrice d’un ordre nouveau, et les mosquées des lieux de revendication de la liberté. La « contagion sacrificielle », dynamique essentielle de la révolte, ne semble pas s’exprimer contre la religion mais, en quelque sorte, de l’intérieur même d’une institution religieuse qui serait, dès lors, en pleine métamorphose. C’est pourquoi aussi, le cri de ralliement de la puissance de ces foules n’est pas la proclamation de la traditionnelle soumission aveugle à la volonté divine mais l’affirmation d’une volonté humaine libérée de son aliénation et qui ose dire : le peuple veut. Que veut-il exactement ? Nous ne le savons pas encore mais les despotes, les autocrates, les islamistes radicaux, les dictateurs finiront par tomber, avec ou sans bain de sang.

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Beyrouth

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