Les digues de la haine sont rompues. Plus rien ne retient le déluge de la fange putride des couches les plus profondes, les plus sombres et les plus fétides du psychisme humain. On a l’impression que des siècles de civilisation partent en fumée à travers les mailles des réseaux du cyberespace. Les ténèbres de l’âme humaine sont bien réelles et elles s’étalent devant nos yeux incrédules avec une insolence arrogante jamais atteinte.
Le discours politique n’est plus un discours ; c’est tout au plus un monologue pour ne pas dire un babillage d’enfant qui n’a pas encore compris qu’il existe quelque chose en dehors de lui qu’on appelle : le monde, les autres. Promenez-vous sur les réseaux sociaux et essayez de contrôler votre étonnement. Facebook et Tweeter seraient-ils devenus un substitut virtuel de l’inconscient humain global ? A-t-on encore besoin du divan du psychanalyste lorsque les pulsions les moins avouables, parce que les plus haineuses, sont ouvertement exprimées avec une telle transparence psychotique de l’inconscient ?
Nous avons la désagréable impression de vivre dans une sorte de réalité inversée, un peu à l’image de cet univers étrange de la « double-pensée » que décrit George Orwell dans son roman « 1984 ». Il suffit d’écouter le bavardage, ou « chat », politique des grands et des moins grands de ce monde. Il n’est plus le temps des grands orateurs, des tribuns de qualité qui parvenaient à convaincre leurs auditoires. Aujourd’hui, nous avons tout juste droit à quelques pantins narcissiques, à l’ego surdimensionné, qui ne se préoccupent pas de tenir un discours cohérent à l’éloquence élémentaire.
Leur verbiage, car c’est du verbiage, est fait d’une séquence de phrases affirmatives, linéaires, élémentaires, dépourvues de tout relief dialectique. Que ce soit sur les réseaux sociaux ou du haut d’une tribune, on a l’impression que le processus mental se déploie, indépendamment de tout contenu, selon une incessante répétition des mêmes clichés haineux même si parfois ils semblent se revêtir des oripeaux d’une certaine rationalité querelleuse et sophistique dont la raison d’être est de justifier ce qui est moralement injustifiable. Un tel processus mental semble jaillir de l’abîme de l’être. Il fuse comme un trait sans traverser le filtre des images de la psyché, porteuses de sens, ou des catégories rationnelles de la pensée. Il est simplement là. La haine qu’il charrie n’a pas besoin de dialoguer. Elle s’étale, elle s’affirme, inconsistante, malodorante. Face à cela, on demeure pantois devant ce qui ressemble à une réalité virtuelle de l’entendement, à savoir le vide mental, celui de la pensée unique.
Verrons-nous émerger, çà ou là, un Ministère de la Vérité comme dans le monde de Big Brother d’Orwell ? Dans 1984, une telle institution est chargée de produire le mensonge en élaborant le Dictionnaire de la Novlangue, la langue du pouvoir. Au moment d’achever la onzième édition, le fonctionnaire Syme dit à son collègue Winston : « Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os ». Point n’est besoin de posséder de tels ministères, nous avons déjà les codes de communication des réseaux de l’espace virtuel.
Mais nous demeurons des personnes humaines. Chacun de nous est conscient qu’il porte en lui quelque chose d’ineffable qu’on appelle dignité et honneur et que ces valeurs sont partagées par tous. C’est au nom de cette dignité éminente de l’homme et de l’honneur de notre nature qu’il ne faut pas désespérer. Le mal ne pourra pas triompher. Il faut le laisser passer, l’esprit corrigera après. Nous finirons par remonter la pente parce que nous sommes des hommes libres.
A celui qui veut porter atteinte à notre dignité, il faut dire Non. A celui qui veut nous discriminer en valeurs, il faut dire Non. A celui qui veut nous imposer des lois non faites par les hommes, il faut aussi dire Non. Dire non à la haine nécessite beaucoup de courage parce qu’une telle attitude va à l’encontre du climat ambiant. Certains diront que l’idéal chrétien du Bon Samaritain ou du Sermon sur la Montagne fait sourire tant il est inapplicable en ce monde.
Et pourtant, face à la haine, face au mal, que pouvons-nous faire ? Certes, nous pouvons et nous devons faire la guerre pour protéger nos pays, nos familles, nos sociétés si agression il y a. Mais nous ne pouvons pas faire la guerre au nom du bien car le bien n’utilise pas les mêmes moyens que le mal. A supposer que le bien puisse gagner un tel combat, il disparaîtrait forcément avec le mal qu’il serait devenu.
Quelle serait l’attitude la mieux adaptée et la plus conforme à l’honneur de notre nature humaine. ? Je l’ai trouvée dans une réflexion de Tania Hadjithomas Mehanna, sur les réseaux sociaux. Je la reproduis avec son autorisation :
« C’est quand même terrible de constater que sur les réseaux sociaux, il y en a qui défendent ceux qui construisent des murs, ceux qui bombardent des enfants, ceux qui refusent des réfugiés et ceux qui sèment la haine. […] Je ne peux pas répondre parce que je ne comprends pas. On est dans une ère où pour excuser des actes terribles, on accuse l’autre de faire pire. Alors désolée, mais non. [Untel] est un raciste. Il ne défend pas sa terre, il la détruit en l’enfonçant dans l’obscurantisme. Ceux qui prônent la haine sont les ennemis du bien. Et aucune raison politique ne me fera changer d’avis. On n’excuse pas la haine et le crime en montrant du doigt d’autres haines et d’autres crimes. On dénonce la haine et le crime en montrant du doigt l’amour et la compassion. On ne construit pas de murs en montrant du doigt d’autres murs. On dénonce les murs en prônant l’ouverture et la tolérance. On ne laisse pas passer les aberrations en montrant du doigt d’autres aberrations. On dénonce les contresens en montrant le bon exemple. Je ne suis pas dans la morale. Je suis dans la [cohérence] logique. Et ce qui fait le plus de mal aujourd’hui est l’arrogance suprême de ceux qui prônent le mal pour soi-disant exterminer le mal ».
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*Beyrouth