Le 10 septembre 2013, le président Barack Obama avait publiquement renoncé à utiliser sa puissante armada contre le régime syrien coupable d’avoir franchi une ligne rouge en utilisant des armes chimiques contre sa propre population. Vladimir Poutine avait parfaitement compris l’importance du vide stratégique ainsi créé. Dès le lendemain, le président russe signait un article en première page du New York Times, comme s’il s’adressait symboliquement à la nation américaine « à partir des rivages atlantiques de l’Europe Occidentale, car l’enjeu de tous ces bouleversements demeure l’Europe ou, plutôt l’Euro- Méditerranée ». C’est ce que nous écrivions, dans cette même chronique, le 27/09/2013 sous le titre « Damas ou le tombeau de l’Europe ».
La récente investiture de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis vient confirmer cette impression. L’isolationnisme de la nouvelle administration américaine ne fait que dévoiler la nudité politique de l’Europe Occidentale qui pourrait bien, si elle ne se ressaisit pas, être réduite à ce que la géographie a voulu qu’elle soit : une presqu’île de l’Eurasie. Le discours pusillanime d’Obama du 10/09/2013 préfigure celui, fortement isolationniste, de Trump le 20/01/2017. Un constat doit, par conséquent, être fait : l’ordre mondial né à Yalta en 1945 est mort et enterré ; la guerre froide est bel et bien terminée ; l’ancien équilibre international n’est plus.
Après la chute du mur de Berlin en 1989, et l’effondrement de l’URSS qui s’en suivit, l’union militaire du Traité de Varsovie cessa d’exister. L’OTAN, par contre, persista dans sa politique d’extension à l’Est. La stratégie de « containment » de la Russie en fut même renforcée. On pensait, sans doute, que la guerre froide s’était soldée par un triomphe définitif de l’Occident. Ce dernier, se lança dans la mise en place d’un Nouvel Ordre Mondial régi par la loi du marché et les réseaux de la globalisation, reléguant ainsi au second plan la politique. Nous savons ce que cette vision a coûté au monde. L’accès de Donald Trump à la présidence américaine est en quelque sorte la signature des conséquences néfastes d’une telle utopie.
Vingt-cinq ans après la chute de l’URSS, l’Occident pourrait-il se réveiller ? Plus d’un observateur se pose la question de savoir si le concept « occident » a toujours un sens politique. A quoi sert encore l’OTAN ? La mondialisation effrénée a fini par engendrer un monstre sous la forme de ce repoussant populisme identitaire. Le repli isolationniste et protectionniste américain risquerait, s’il se confirme, de fragiliser la sécurité de l’Europe et de la Méditerranée.
C’est dans ce contexte de recul de l’Occident qu’il faut tenter de comprendre géopolitiquement le concept d’Eurasie apparemment en faveur chez les théoriciens et les stratèges de la nouvelle Russie. La crise syrienne a permis à Vladimir Poutine de s’implanter militairement en Méditerranée orientale mais, également, de contrôler la zone hautement stratégique entre l’Euphrate et l’Oronte. Arnold Toynbee, l’historien, insiste sur l’importance vitale de cet épicentre de tous les conflits ainsi que sur celui qui commande toutes les routes en Asie Centrale, entre l’Oxus (Amou-Daria) et l’Iaxarte (Syr-Daria). Toute l’histoire de l’immense continent eurasiatique tourne autour de ces voies incontournables des migrations, des conquêtes, des échanges commerciaux, ethniques, religieux, culturels, ainsi que de ces nouvelles routes de la soie que constituent les projets pharaoniques (oléoducs, gazoducs, chemins de fer etc …) qui relieront bientôt les rivages du Pacifique et de la Mer de Chine à ceux de l’Atlantique, de la Mer Noire, de la Baltique et de la Mer de Barents. Au milieu de ce gigantesque réseau se dresse un carrefour, Astana la nouvelle capitale du Kazakhstan. On comprend mieux la valeur symbolique du choix d’Astana, et non Genève, Istanbul, Vienne ou New-York, pour la tenue de la récente conférence sur l’avenir de la Syrie. Remplaçant Almaty (Alma-Ata), Astana est une ville chargée de symboles, une ville de demain, une sorte de Dubaï des steppes asiatiques. Ses promoteurs l’ont voulue comme ville de pacification religieuse, ce qui n’est pas sans rappeler la phraséologie en usage à Damas. Son monumentale pyramide appelée « Palais de la Paix et de la Réconciliation », lieu de la conférence pour la Syrie, évoque le gigantisme de l’architecture soviétique ainsi que la rhétorique « humaniste » en usage sous le règne de Staline, surnommé le petit père des peuples.
Le concept d’Eurasie a été souvent repris et développé par Poutine dans le cadre d’un projet d’union douanière et de zone de libre-échange eurasiatique entre l’UE, la Russie et des pays d’Asie Centrale dont le Kazakhstan. Depuis 1992, un tel projet est « systématiquement écarté par Bruxelles pour des motivations plutôt politiques » (P. Marchand). Aujourd’hui, Poutine contrôle trois verrous principaux de cet immense espace : l’Ukraine orientale, le Levant et l’Asie Centrale. Si Donald Trump réussit dans sa politique isolationniste, l’Europe Occidentale devra, pour combler le vide, aller se frayer un chemin sous les steppes de l’Asie Centrale. Une Eurasie, ou plutôt, une Euro-Russie de Brest à Vladivostok ne semble plus une hypothèse chimérique. A l’heure actuelle, une telle vision se résume à une politique de puissance, dans un style obsolète du XIX° siècle, que mène Vladimir Poutine qui, en pratique, n’a personne en face de lui car nul en Europe Occidentale n’a su prendre à temps la mesure de la métamorphose du monde.
Le crise syrienne n’est qu’un prétexte pour Vladimir Poutine, pour les besoins de sa politique de puissance aux dimensions de l’Eurasie. Dans un monde qui, aujourd’hui, a cessé d’être binaire, se vérifie plus que jamais la réflexion que le penseur espagnol José Ortega y Gasset reprend, en 1930, dans La Révolution des Masses : « Être de gauche ou de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ».
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Beyrouth