Washington envisage de verser directement les soldes à la troupe pour maintenir à flot cette institution de plus en plus désertée.
PROCHE-ORIENT Alors qu’au Moyen-Orient on se perd en conjectures sur les conséquences du désengagement apparent des États-Unis, la quatrième invitation à Washington du commandant en chef de l’armée libanaise sonne comme la réaffirmation de leur soutien à cette institution. Joseph Aoun, à ce poste depuis 2017, a rencontré le général Mark Milley, chef d’état-major américain, des responsables de la Maison-Blanche et du Pentagone ainsi que des sénateurs et des membres du Congrès. Il a plaidé pour une contribution directe des États-Unis au paiement des salaires et traitements de ses hommes, la solde de base d’un soldat étant tombée à environ 40 dollars, contre 800 avant la dépréciation de la monnaie libanaise, plombée par l’une des crises les plus graves de l’histoire.
Depuis la fin de la guerre de 1975-1990, l’armée a été réorganisée afin de renforcer la mixité confessionnelle. Sa stabilité est considérée comme essentielle, alors que le communautarisme ronge l’État libanais. L’option du soutien financier direct est envisagée depuis plusieurs mois par le Département d’État américain, même si, note le chercheur Aram Nerguizian du Carnegie Middle East Center, de nombreux obstacles demeurent, en premier lieu « la nécessaire autorisation du Congrès, qui est loin d’être acquise ».
Du côté de l’exécutif américain, prévaut « l’inquiétude de perdre l’investissement des États-Unis dans l’armée, qui est au cœur de leur stratégie au Liban », explique Fadi Assaf, cofondateur du think-tank Middle East Strategic Perspective. Depuis 2006, Washington lui a fourni plus de 2,5 milliards de dollars d’assistance logistique, technique et matérielle. Rien qu’en 2021, les États-Unis ont déboursé 187 millions de dollars. « Leur priorité est désormais de l’aider à limiter la désaffection des militaires en préservant l’attractivité de l’institution, malgré la crise économique », ajoute-t-il.
Contributions en nature
L’armée subit le même sort que l’ensemble des fonctionnaires, dont elle représente le plus gros contingent, avec quelque 80 000 soldats et officiers (100 000 en incluant les Forces de sécurité intérieures, équivalent de la gendarmerie). Or les désertions ont atteint un seuil « critique », selon un général à la retraite, qui estime leur nombre à 5 000, dont une vingtaine d’officiers. « L’armée représente non seulement un engagement, mais aussi un statut et des avantages familiaux, notamment en matière de santé et d’éducation. Aujourd’hui, tout cela est menacé et Washington cherche des solutions pour compléter la solde de 100 dollars environ par mois tout en renforçant les services sociaux », selon Fadi Assaf. Soit un financement de 60 à 100 millions de dollars.
D’autres pays, à l’instar de la France, affichent aussi leur soutien à l’armée libanaise et multiplient les contributions en nature, y compris de rations alimentaires. Un système centralisé de transport militaire est notamment à l’étude. Depuis la libéralisation des prix des carburants fin septembre, « les soldats se retrouvent à devoir choisir entre nourrir leur famille et payer leur transport pour rejoindre leur lieu d’affectation », souligne Aram Nerguizian. Inévitablement, ces hausses du coût de la vie affectent la discipline et le moral des militaires.
L’affaiblissement de l’armée libanaise serait lourd de conséquences sur la stratégie américaine dans la région, plaide Bilal Saab, chercheur au Middle East Institute, dans un article destiné aux législateurs américains, appelés à valider les futures lignes de crédit au Liban. « Il ne fait aucun doute qu’un véritable État ne pourra émerger un jour au Liban sans le désarmement du Hezbollah. Mais pousser l’armée libanaise à une position plus agressive à son égard serait contre-productif. (…) La question est plutôt de savoir ce qui se passerait s’ils lui retirent leur soutien ou le réduisent. Cela reviendrait à laisser le champ libre à l’Iran, à la Russie peut-être. Une armée libanaise affaiblie faciliterait aussi le retour au Liban d’al-Qaida et d’autres groupes islamistes. »
Face au Hezbollah
Son propos résume l’ambivalence du soutien américain : sert-il à consolider les institutions libanaises ou bien est-il le fer de lance de leur lutte contre le Hezbollah, classé comme une « organisation terroriste » depuis 1997 par les États-Unis, sachant que l’alliance avec Israël reste le pilier de l’ancrage stratégique américain au Moyen-Orient ? Un article du quotidien al-Akhbar, réputé refléter la position du Hezbollah, se fait l’écho d’une défiance accrue envers Joseph Aoun, accusé de « dévier » de la ligne de ses prédécesseurs et de ne plus répondre qu’aux « ambassadeurs américain et britannique ». Hachem Safieddine, président du conseil exécutif du Hezbollah, a lancé début octobre des menaces à peine voilées contre l’armée, affirmant que le parti de Dieu « n’avait pas encore mené à ce jour la bataille de l’éviction des agents américains au sein des institutions libanaises ».
Pour Fadi Assaf, l’état-major militaire assume de plus en plus ouvertement un positionnement ferme face au Hezbollah, alors que celui-ci affiche une volonté de puissance accrue sur la scène politique libanaise. Une attitude offensive probablement renforcée par la reprise des négociations entre les États-Unis et l’Iran, dont il sert fidèlement les intérêts stratégiques dans la région. « Si les deux camps, pro-occidental et pro-arabe d’une part, pro-iranien de l’autre, ont cohabité en bonne intelligence au sein de l’armée pendant des années, aujourd’hui l’armée a clairement décidé d’ériger des lignes rouges face au Hezbollah », dit-il. Et de citer notamment le choix de faire feu contre des miliciens du Hezbollah et du mouvement Amal lors des « incidents » de Tayouné, le 14 octobre dernier. Déjà, lors des soulèvements populaires d’octobre 2019, l’armée avait affiché sa distance par rapport aux partis au pouvoir en refusant de se ranger à leur rhétorique et en faisant notamment échec à des tentatives d’intimidation musclées des partisans d’Amal et du Hezbollah. À l’époque, Joseph Aoun avait mis en garde : « Nous n’accepterons pas que la situation sécuritaire soit déstabilisée, ni que ressurgisse la sédition. L’armée assure la sécurité du Liban et de son peuple. Sans elle, les milices armées reprendraient le contrôle du pays. »