Comment peut-on célébrer une fête de l’indépendance nationale quand on a volontairement renoncé à sa propre souveraineté et à l’exercice des pouvoirs régaliens qui en découlent ?
Telle est l’équation paradoxale à laquelle l’État libanais se trouve confronté.
Un constat doit être établi : 77 ans après le 22 novembre 1943, le Liban est devenu un État ingouvernable. L’apocalypse du 4 août 2020 a révélé que le pays du Cèdre est aujourd’hui une entité non étatique, une mince feuille de figuier qui cache mal une réalité politique que Farid Zakariya appelle « démocratie criminelle » ou « démocratie mafieuse ». La République libanaise serait aujourd’hui atteinte de ce qu’on pourrait appeler le syndrome de Nauru, en référence à l’île de Nauru, petit caillou de 21 km2 au milieu du Pacifique-Sud. Peuplée de 12 000 habitants, cette dernière constitue depuis 1968 un État indépendant qui a vécu de ses réserves de phosphate jusqu’à leur épuisement. Plus de 400 banques offshore y pratiquaient le blanchiment de l’argent sale des réseaux du crime. En 2004, ce simulacre d’État se déclare en cessation de paiement, tout comme le Liban en 2020.
Les deux situations ne sont cependant pas identiques, tout en ayant des points communs : la faiblesse de l’État et la toute-puissance des réseaux criminels. Nauru a servi de blanchisserie aux mafias du monde entier. L’originalité du Liban réside en ce que, au sein de ses castes dirigeantes libanaises, se sont constituées d’authentiques mafias politiques qui ont fait main basse sur les richesses du pays et ont pillé sa population. Plus personne au monde n’ignore cette vérité.Le cataclysme du 4 août 2020 a révélé que la « Suisse de l’Orient » de jadis était devenue non pas un Nauru en Méditerranée, mais surtout une forteresse politiquement cadenassée du crime. Avant d’être un État failli, le Liban est un pays kidnappé par des mafias internes qui ont démocratiquement, et en toute impunité, pignon sur rue. Les services publics, le Trésor public, la richesse nationale, l’épargne privée ne sont pas gérés au bénéfice de la recherche du bien commun, mais à celui d’intérêts de réseaux d’influence qui se partagent âprement les miettes du pouvoir politique. On a vu ces messieurs recevoir, sans broncher, une fessée de la part de puissants dirigeants du monde. Ils demeurent insensibles aux insultes qu’ils écoutent en souriant, et imperméables aux crachats qu’ils essuient délicatement sur leur visage. Ils savent qu’ils sont impunis, ils ont définitivement bâillonné la justice.
En ce 77e anniversaire de l’Indépendance du Liban, il n’y a pas lieu de célébrer un événement qui a fini par accoucher d’une telle démocratie mafieuse. On doit, avant tout, rappeler une vérité d’évidence : le peuple libanais se trouve en danger; il est en état de légitime défense. Pillé par le brigandage politique, au bord de la famine, l’image de marque du citoyen ordinaire se retrouve irrémédiablement défigurée. Il fut un temps où le Libanais, notamment chrétien, était estimé et recherché dans son environnement arabe. Aujourd’hui, il est abandonné à son sort car la clique au pouvoir ne veut plus des amis les plus fidèles du Liban, comme les pays du golfe Arabique et cette France qui a créé l’État du Grand Liban au sein duquel toute une classe moyenne éduquée a su brillamment construire une libanité qui a servi de modèle à tout l’Orient arabe.
Aujourd’hui, cela appartient au passé, le vernis a fondu. Les chrétiens réalisent-ils tout le tort qu’ils se sont causé à eux-mêmes et à un pays qui a été fait pour eux en 1920? Savent-ils que leur féodalisme clanique ne trompe plus personne? Leurs « zaïms » des traditions familiales rurales ne se distinguent en rien des « parrains » des petites localités de Sicile, de Calabre et d’ailleurs. Une mafia, avant de se livrer à des activités criminelles, est d’abord un groupe humain rural, vivant sur un territoire local en fusion grégaire avec un chef, face à un État central. Le chef-notable est le médiateur obligé avec l’administration et le pouvoir. Plus personne au monde n’est dupe de cette réalité archaïque libanaise qui tue le pays. La décentralisation administrative, tant réclamée, ne serait-elle pas une manière détournée de consacrer cet état traditionnel de fait incompatible avec la notion d’État moderne ?
En ce 77e anniversaire de l’Indépendance de leur pays, les Libanais en révolte depuis le 19 octobre 2019 sont écartelés face à un triple choix :
a) Renverser la table par un coup de force, quitte à déclencher le chaos.
b) Instaurer la désobéissance civile généralisée et crever l’abcès.
c) Faire appel à la solidarité humaine et réclamer la mise du Liban sous tutelle internationale, conformément à ce que prévoit la Charte de l’ONU.
En ce 77e anniversaire de l’Indépendance, du milieu des ruines fumantes de Beyrouth, un seul mot d’ordre : vive la révolution, la vraie.
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