LE FIGARO. – Vous avez dit il y a une quinzaine de jours que le pire était devant nous. Le pire, depuis les nouvelles négociations, est-il derrière nous ?
Jean-Yves LE DRIAN. – Non, parce que la guerre, la guerre totale, continue. Elle continue partout : autour de Kiev, dans le Donbass, dans le nord-ouest de l’Ukraine et à Marioupol, ville martyre qui subit un siège dramatique, avec des dizaines de milliers de personnes prises en otages. Je ne vois aucun élément concret sur le terrain qui signale à ce stade une réelle et durable inflexion des Russes. Même si la progression de leurs forces est plus lente que le Kremlin ne l’espérait, je n’ai remarqué aujourd’hui aucun recul significatif, ni même de réel cessez-le-feu, le soi-disant « régime de silence » annoncé hier par les Russes pour quelques heures à Marioupol étant clairement insuffisant.
Comment expliquez-vous le décalage entre les propos relativement optimistes de Moscou et Kiev sur les négociations et le scepticisme des Occidentaux ?
Il ne faut pas se tromper. Les discussions d’Istanbul n’ont marqué aucune percée par rapport aux pourparlers qui se déroulent depuis trois semaines. Les mêmes sujets ont été évoqués et sur le fond il n’y a pas eu d’avancée substantielle. La « neutralité » de l’Ukraine, les garanties de sécurité à apporter à l’Ukraine, les méthodes pour qu’elles soient validées, le statut des territoires de Donetsk et de Louhansk et celui de la Crimée sont des sujets de discussion depuis des semaines. Mais il faut d’abord un cessez-le-feu et un agenda de retrait des forces russes. Sur toutes ces questions, nous soutenons l’Ukraine et sa souveraineté et nous condamnons l’agression russe. La seule nouveauté d’Istanbul, c’est la volonté de publicité qui a été donnée aux négociations, notamment par la partie russe.
Quelle en est la raison ?
S’agit-il de permettre aux forces russes de se régénérer ou d’une vraie volonté de négocier ? Tant que nous ne voyons pas de preuves concrètes de vrai cessez-le-feu global et de désengagement militaire significatif sur le terrain, je pencherai pour la première hypothèse.
La partie ukrainienne a également beaucoup communiqué…
Oui. Le président ukrainien a fait, courageusement, des ouvertures sur la neutralité. Il veut montrer que les Ukrainiens sont dans une position de négociation. Il veut sans doute aussi protéger son peuple en forçant l’imposition d’un cessez-le-feu et l’ouverture de négociations.
Volodymyr Zelensky dit que les Européens ont peur de la Russie. Est-ce le cas de la France ?
La France souhaite que la guerre s’arrête, qu’un cessez-le-feu global soit mis en œuvre le plus rapidement possible. Elle veut que la souveraineté de l’Ukraine se base sur les éléments fondamentaux du droit international.
La France pourrait-elle être l’un des garants de la sécurité de l’Ukraine, si un statut de neutralité était adopté ?
La question des garanties doit être examinée entre la Russie et l’Ukraine. Nous sommes à l’écoute des propositions de Volodymyr Zelensky. Si elles nous sont faites, nous les évaluerons avec beaucoup d’attention positive. Ce qui est sûr, c’est qu’une neutralité ne peut pas fonctionner sans garanties de sécurité. Ce sera aux deux parties d’en définir les contours.
Sentez-vous une évolution de Vladimir Poutine ?
Toute la question est de savoir quelle est sa stratégie. S’agit-il d’une revendication territoriale, la conquête des oblasts du Donbass, ce qu’il n’avait pas réussi à faire en 2014 ? Ou s’agit-il d’une guerre de révisionnisme historique, qui l’amène à considérer que l’existence même de l’Ukraine en tant que pays souverain défendant des valeurs qui ne sont pas celles de l’autorité russe doit être remise en cause ? Le but est-il de récupérer des territoires qui selon Vladimir Poutine appartiennent à la Russie ou est-il l’occupation intégrale de l’Ukraine et son intégration pour en faire un État croupion ? Si j’en juge par les discours du président russe, c’est pour l’instant la deuxième hypothèse qui prévaut. En tout cas, c’est le moteur de l’agression russe. A-t-il les moyens de la mettre en œuvre dans la durée ? C’est la question qui se pose.
Quels scénarios de fin de l’histoire imaginez-vous ?
De toute façon, il faudra une négociation. C’est la raison pour laquelle le président de la République veut maintenir un canal de discussion obstiné et régulier avec Vladimir Poutine. Mais cette guerre a déjà eu trois effets que Poutine n’avait sans doute pas anticipés. Elle a produit un triple réveil. D’abord, elle a contribué à renforcer la nation ukrainienne, sa solidité, sa fierté, son unité, et ce n’était pas gagné d’avance. Ensuite, elle a provoqué un réveil de l’Union européenne. Vladimir Poutine espérait sans doute que les pays européens se diviseraient. Mais l’Europe s’est au contraire affirmée comme puissance, elle est restée unie et a montré qu’elle était capable de prendre rapidement des décisions d’ampleur. Ce n’est déjà plus la même Europe qu’avant la guerre. L’UE a décidé de mettre fin à sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et elle a renforcé sa posture sécuritaire en adoptant la boussole stratégique et en s’engageant à augmenter ses capacités. Enfin, la guerre a réveillé l’Otan. Il y a quelques mois, l’Alliance s’interrogeait sur son propre devenir. Aujourd’hui elle revient à ce qui fait son fondement, la défense collective de l’espace euroatlantique. Cela fait beaucoup ! En un mois, on a assisté à une forme de basculement de l’histoire, dont la crise ukrainienne a été le vecteur.
Emmanuel Macron doit-il continuer à téléphoner à Vladimir Poutine malgré le manque de résultats ?
Oui car il faut faire preuve d’une obstination totale et d’une détermination permanente. Il faut aussi créer des liens qui permettront un jour d’établir une communication entre Poutine et Zelensky. Les discussions ne sont pas forcément chaleureuses. Mais il importe qu’elles aient lieu. Emmanuel Macron s’engage dans cet effort diplomatique sans naïveté. Il le fait pour assumer les responsabilités particulières qui incombent à la France.
Sommes-nous en train de revenir à la guerre froide, avec un affrontement idéologique et politique entre deux blocs ?
Du temps de la guerre froide, il n’y avait pas de guerre en Europe. Cela ne veut pas dire qu’il faut y revenir. La réalité aujourd’hui, c’est qu’il y a une guerre en Europe. Il faudra bien un jour revenir à la sécurité et à la stabilité sur le continent et remettre sur la table les principes de la charte de Paris de 1990, qui posait comme base la non-utilisation de la force entre États. Cette étape sera indispensable dans un second temps. Là où la Russie évoque une guerre contre l’Occident, nous disons qu’il s’agit d’une rupture des fondamentaux de la communauté internationale. En aucun cas nous ne devons nous prêter à cette interprétation russe du conflit. Nous devons au contraire rassembler sous les principes des Nations unies. Il faut réadapter et revoir les règles de stabilité en Europe car toutes sont caduques, mais il faut également revenir aux bases du droit international.
Emmanuel Macron s’est distancié de Joe Biden quand il a affirmé en Pologne que Poutine ne devrait plus être au pouvoir. Y a-t-il une divergence de vues entre la France et les États-Unis ?
Non. Il existe au contraire une unité de vue entre les deux pays. L’objectif des alliés, c’est la souveraineté de l’Ukraine, son intégrité territoriale et un cessez-le-feu. Il n’y a pas d’autre objectif.
Dans quel cas le conflit pourrait s’étendre à l’Occident ?
Au dernier sommet de l’Otan, les alliés ont réaffirmé avec force et unité que le moindre mètre carré de l’Alliance atlantique serait défendu. Vladimir Poutine le sait.
Pensez-vous que l’Ukraine a vocation à rejoindre un jour l’Union européenne ?
Au sommet de Versailles, les Vingt-Sept ont très clairement dit que le destin de l’Ukraine était européen. Après la guerre, l’Union européenne ne sera plus la même qu’avant et l’Ukraine ne sera plus non plus la même. Il faudra se reparler à ce moment-là.
Qu’avez-vous appris depuis le début de la guerre ?
La première constatation, c’est qu’un conflit gelé n’est jamais un conflit fermé. Et ça doit être une leçon pour tous les conflits gelés dans le monde. La deuxième, c’est que lorsqu’un conflit est gelé, des médiations doivent être lancées pour le fermer. La troisième, c’est que la Russie a érigé une doctrine qui s’appuie sur un révisionnisme historique, sur une instrumentalisation de l’histoire, sur un retour à l’autoritarisme d’empire et qu’elle estime que rien ne peut s’opposer à une telle démarche.
Rétrospectivement, la France a-t-elle commis des erreurs dans sa relation avec Vladimir Poutine ?
Non. Les actions de Vladimir Poutine sont basées sur une idéologie qui se manifeste par une dérive autoritaire à l’intérieur, par une dérive d’annexion et de subordination à l’extérieur et par une dérive d’instrumentalisation des démocraties. Il est difficile de contrer une idéologie.
Mais quand même… Ne pensez-vous pas que si on l’avait arrêté en 2014, en prenant des sanctions plus fortes au lieu de miser sur un rapprochement avec le Kremlin, il aurait été dissuadé ?
Il est difficile de refaire l’histoire. On a toujours considéré qu’il fallait parler à la Russie car c’est une évidence géographique et parce qu’il faut réaffirmer nos valeurs, notre attachement à la charte de Paris. Le narratif russe tente de donner des explications a posteriori.
Vous n’avez pas peur que les progrès faits par l’Europe retombent comme un soufflé quand la guerre sera finie ?
Je ne le crois pas. Les pas franchis sont considérables. Quand l’Union européenne décide de mettre fin, avec un calendrier précis, à sa dépendance énergétique, c’est une étape majeure. Quand elle décide d’adopter la boussole stratégique, c’est aussi une étape majeure. Je ne vois pas de retour en arrière possible.