Entre le 26 août 1789, date de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à Paris, et le 4 février 2019, date du document d’Abou Dhabi sur « La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune » proclamé par le pape François de Rome et le grand imam d’al-Azhar Ahmad al-Tayyib, en passant par le 10 décembre 1948 date de la création, à Paris, de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 230 ans se sont écoulés, soit l’équivalent de ce que Gilbert Durand appelle un « bassin sémantique » pour décrire le déploiement temporel de l’imaginaire des mythes mais qui est ici emprunté à titre de métaphore. Tel l’écoulement des eaux, les images mythiques venues de ruissellements divers finissent par confluer vers un récit et / ou une figure qui se divisent et se différencient en courants secondaires pour confluer de nouveau en un fleuve puissant ou s’épuiser dans l’immensité de l’océan.
On peut trouver surprenant de mettre côte à côte ces trois événements. Et pourtant, ils appartiennent tous les trois au même registre et, tous les trois, ont pour horizon illimité l’océan de l’histoire et de la civilisation. En 1789, l’Assemblée nationale proclamait la Déclaration des droits de l’homme « en la présence et sous les auspices de l’Être suprême », préservant ainsi le souci de la transcendance en dotant les droits naturels proclamés d’un fondement métaphysique. Le « sujet de la modernité » venait de naître avec un « ego » qui, peu à peu, se verra entraîné dans un face-à-face polémique avec un « moi » divin. Les idéologies collectivistes finiront par s’emparer de cet « ego » humain, le vider de toute substance et diluer l’individu dans la masse grégaire du « moi » social déifié. C’est pourquoi, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme ne fait aucune référence à un fondement métaphysique des droits qu’elle proclame, si ce n’est par le terme de « dignité ».
Nous vivons dans l’œil du cyclone du « drame de l’humanisme athée » comme le dit Henri de Lubac. Les violences contemporaines du radicalisme des « religions séculières » sont l’aboutissement du piège de l’optimisme historique. Les terribles charniers du XXe siècle et les brasiers apocalyptiques du XXIe avec leurs millénarismes sécularisés, leurs messianismes athées, leur extrême spiritualisation du politique ont conduit à une « désincarnation de toute espérance ». Le naturalisme radical d’une modernité prisonnière d’elle-même a inauguré la transformation des doctrines du salut en idéologies de l’histoire, et conduit l’humanité, à l’ère de la mondialisation, à se résigner à ce que « la raison humaine s’abîme dans le nihilisme ». Nous avons atteint le delta du fleuve formé par le bassin sémantique du XVIIIe siècle. Quel océan s’ouvre devant nous ? Celui du néant ou celui de la vie dans un monde qui est le nôtre et qui s’étend à l’immensité vertigineuse du cosmos.
La Déclaration de fraternité d’Abou Dhabi vient à point nommé clôturer ce bassin sémantique et, l’expression est à peine exagérée, redonner espoir à l’homme. Il serait réducteur d’en faire un simple moment du dialogue islamo-chrétien. Ce document va bien au-delà du fait religieux. Il inaugure une ère nouvelle, celle de de l’opposition formelle à la « guerre sainte » du nihilisme contemporain par le biais d’une « sainte alliance » au sein de laquelle les deux plus grandes religions du monde disent clairement se situer dans le cadre de la fraternité humaine. Elles annoncent que les religions signataires sont là pour servir l’unique famille humaine, sans chercher à embrigader ses membres dans un système religieux spécifique. Il faudra au moins une génération, sinon plus, pour voir apparaître les effets de cette inversion révolutionnaire de l’expression religieuse où le prosélytisme traditionnel se meut en compassion et solidarité en faveur de la justice et de la miséricorde, sans tenir compte des croyances de n’importe quel homme.
Cette déclaration pose un double fondement aux principes qu’elle proclame : Dieu et l’homme réconciliés même si l’homme n’adhère à aucun système religieux. La religion, dans ce contexte, se fait humble. Elle se présente comme étant au service de tout homme et non l’inverse.
Pour l’Orient, tant musulman que chrétien, cela signifie qu’au sein d’une patrie, la religion n’est pas le fondement de l’unité politique. C’est pourquoi les discours, notamment ceux du grand imam d’al- Azhar, ont insisté sur le rejet de la notion de « minorités » au profit du « citoyen ». La ligne de clivage est donc, aujourd’hui en Orient, entre le « vivre-ensemble » en tant que citoyens et la « coexistence » entre minorités alliées ou bénéficiant d’une protection étrangère. L’heure du choix a sonné. Le « nihilisme » et son alter ego « l’Identitaire » n’ont pas encore dit leur dernier mot.
*Beyrouth