ENQUÊTE – La doctrine diplomatique de Xi Jinping exige des nouveaux ambassadeurs de choc qu’ils bataillent contre les démocraties occidentales pour imposer un nouveau monde reposant sur les valeurs et les intérêts chinois.
Ils sont l’avant-garde de la diplomatie chinoise, ses animaux les plus voraces et les plus agressifs, envoyés dans le monde occidental pour venger, intimider et effrayer. On les appelle les «loups guerriers», en référence à un blockbuster à succès de 2015, Wolf Warrior , qui mettait en scène un tireur d’élite de l’armée chinoise se battant contre des mercenaires occidentaux pour sauver ses compatriotes. Aujourd’hui la fiction est aussi devenue réalité pour les autorités chinoises, qui projettent à l’extérieur de leurs frontières leurs tireurs d’élite diplomatiques. Ils sont chargés d’abattre ou d’étouffer, par un discours agressif et nationaliste, des actions de propagande grossière et des mensonges aussi gros que le Parti communiste, les valeurs des démocraties libérales occidentales et les critiques qu’elles formulent envers Pékin.
Cette nouvelle armée, division de choc d’une puissance en plein essor, a fondu sur les pays occidentaux, comme une colonie de criquets en Afrique. On a souvent reproché aux ambassadeurs chinois de pratiquer la langue de bois, de se cacher derrière des éléments de langage insipides ou de se murer dans le silence. Ce temps où les officiels chinois étaient connus pour leur profil bas et la Chine considérée comme une puissance pacifique adepte du soft power, est bel et bien révolu.
De Paris à Washington en passant par Ottawa ou Prague, les ambassadeurs de la diplomatie chinoise – le premier réseau au monde – sont passés à l’attaque sur les réseaux sociaux, sur Twitter surtout qui est devenu leur champ de bataille favori, mais aussi sur les télévisions et dans les tables de négociations. Le but qui leur a été assigné en 2016 par le comité de politique étrangère du Parti communiste est de se battre contre l’Occident et de convaincre que la Chine est devenue «une puissance majeure se tenant au sommet du monde». L’objectif est appliqué avec la discipline et les excès inhérents aux régimes ultra autoritaires.
Paris est sans doute la capitale européenne où les «loups» ont fait l’entrée la plus fracassante, sous l’autorité de Lu Shaye, l’un des ambassadeurs les plus durs de la diplomatie chinoise. Son couteau suisse, celui qui peut sortir toutes ses lames à la fois. En quelques mois seulement – il est arrivé à Paris en septembre – l’ancien vice-maire de Wuhan a multiplié les coups d’éclat.
Le compte Twitter de son ambassade a insulté des journalistes et des experts, retweeté une caricature représentant la mort sous les traits d’une faucheuse aux couleurs de l’Amérique et d’Israël cherchant leur nouvelle cible. Son site internet a publié une lettre affirmant que les personnels des Ehpad avaient «déserté collectivement, laissant mourir leurs pensionnaires de faim et de maladie». Lu Shaye s’était déjà taillé une réputation de pyromane au Canada, son poste précédent, où il avait accusé Ottawa de faire preuve d’«égotisme occidental et de suprématie blanche».
Mais les «loups combattants» frappent partout où s’élèvent les critiques contre l’opacité et les méthodes autoritaires de la Chine. Au Brésil, où l’ambassadeur a accusé le fils du président Jair Bolsonaro d’avoir attrapé un «virus mental» lors d’une rencontre avec Donald Trump. Au Venezuela, pourtant pays ami. En Australie, où les importations de viande ont été suspendues et d’autres produits surtaxés parce que Canberra avait osé demander l’ouverture d’une enquête internationale pour déterminer l’origine du virus. Aux États-Unis, où l’Administration américaine a été accusée d’avoir créé le coronavirus pour affaiblir la Chine…
Pendant longtemps, les diplomates chinois avaient collé aux mots du président réformiste Deng Xiaoping, qui demandait aux citoyens de « cacher notre lumière et d’attendre notre temps ».
L’histoire récente des relations diplomatiques entre la Chine et le monde libre a toujours été faite de hauts et de bas et ce n’est pas la première fois qu’elles sont prises dans les glaces.
Une vague radicale s’était déjà formée pendant la crise financière, dans les années 2008 et 2009, quand la Chine commençait à s’affirmer sur la scène internationale. La France, où Nicolas Sarkozy avait rencontré le dalaï-lama, était déjà dans le collimateur. Les discours nationalistes ont ensuite connu une période d’accalmie. À l’exception de deux sujets sensibles, Taïwan et le Tibet. En Europe, deux pays avaient également échappé à l’apaisement. La Suède, où sévissait un ambassadeur particulièrement combatif, Gui Congyou, un spécialiste de la Russie qui se vantait de «traiter ses amis avec du bon vin et ses ennemis avec des fusils de chasse».
Et la République tchèque, où la proximité entre le maire de Prague et Taïwan avait été sanctionnée par l’annulation d’une tournée chinoise de l’opéra philharmonique. Mais pendant longtemps, les diplomates chinois avaient collé aux mots du président réformiste Deng Xiaoping, qui demandait aux citoyens de «cacher notre lumière et d’attendre notre temps». Bref, de faire profil bas pendant que la Chine accumulait des forces et construisait sa puissance.
«Riposter» et «corriger»
C’est l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 qui radicalise la diplomatie chinoise. L’époque s’accompagne d’une poussée de l’ambition internationale de Pékin et d’une hostilité grandissante entre la Chine et les États-Unis. Dès le début de son mandat, le nouveau président affirme qu’il faut «riposter» aux Occidentaux et «corriger» les critiques formulées à l’encontre du modèle chinois. Dans ses discours, il demande aux diplomates de faire résonner la voix de la Chine à l’étranger et de revendiquer pour elle une nouvelle place, plus grande, dans le monde. Pékin veut raviver la gloire et la fierté nationales, modifier l’ordre international afin qu’il colle aux intérêts du Parti communiste.
C’est l’hubris qui domine, la volonté de puissance et de vengeance vis-à-vis d’un Occident «dominateur» qui a «humilié» la Chine. La doctrine diplomatique de Xi Jinping exige des ambassadeurs qu’ils sortent de leur réserve, prennent l’initiative, voire se mettent à combattre les démocraties occidentales pour imposer un nouveau monde reposant sur les valeurs et les intérêts chinois.
Depuis, toutes les actualités internationales sont bonnes pour nourrir «l’esprit de combat» insufflé dans la société chinoise et dans sa diplomatie, qu’il s’agisse de la politique de Donald Trump ou des manifestations à Hongkong.
L’épidémie de Covid-19 a poussé plus loin encore les tactiques combatives de la diplomatie chinoise. Les ambassadeurs à l’étranger ont désormais deux buts: éclipser les Américains comme puissance globale et contrer les critiques occidentales de la gestion de la crise sanitaire en présentant le modèle chinois comme un modèle supérieur à tous les autres.
Faire oublier l’origine chinoise du virus, l’opacité qui a entouré sa propagation, les mensonges proférés pour cacher l’ampleur de l’épidémie et sa mauvaise gestion. Dans un article paru en avril, le journal Global Times, qui colle comme une moule à la ligne du Parti communiste, annonce que le temps de la Chine soumise est révolu. C’est ce changement de rapport de force entre la Chine et l’Occident que sont censés représenter et symboliser les «loups guerriers».
Depuis le début de la pandémie de coronavirus, tout ce qui restait de courtoisie et de politesse asiatique chez les émissaires chinois à l’étranger a disparu, chassé par des méthodes d’intimidation. «La crise sanitaire a mis en évidence la stratégie du Parti communiste, une sorte de fuite en avant du régime, alors que la croissance économique ralentit et qu’il faudrait des réformes pour aller plus loin. Le discours de plus en plus nationaliste et agressif des “loups combattants” en est une manifestation», analyse Valérie Niquet, spécialiste de l’Asie à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Ce ton nouveau, jadis réservé aux pays petits et faibles, est désormais appliqué à presque tous les États occidentaux. Les rancœurs chinoises vis-à-vis des Européens et des États-Unis viennent de loin. Elles incluent la cession de Hongkong à la Grande-Bretagne en 1842, les critiques de la répression menée place Tiananmen en 1989 et même le bombardement accidentel par l’Otan de l’ambassade chinoise à Belgrade pendant la guerre du Kosovo. Dans l’ensemble, les pays en développement et les États que la Chine tente de séduire pour des raisons économiques, sont épargnés par les piques des «loups guerriers».
Contrairement aux Russes, dont ils ont repris les techniques de propagande et d’intimidation, en les mélangeant avec une tactique de séduction, les autorités chinoises ne peuvent pas compter sur leurs médias pour diffuser la parole et la ligne officielle. «Les médias chinois sont beaucoup moins visibles que les médias russes. C’est donc aux diplomates de faire le boulot. On leur demande de prendre le relais des journaux», explique Antoine Bondaz, spécialiste de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Depuis l’arrivée de Xi Jinping, les diplomates se comportent de moins en moins comme des diplomates. «Sous Mao, les ambassadeurs étaient recrutés sur des critères idéologiques plus que sur leur compétence. Ce qui comptait, c’était avant tout la fidélité au parti et à son secrétaire général. Deng Xiaoping a professionnalisé la diplomatie chinoise, en intégrant les codes occidentaux et en plaçant la compétence au même niveau que les critères politiques. Avec Xi Jinping, les considérations idéologiques ont à nouveau pris le dessus», explique la sinologue Alice Ekman, auteur de Rouge vif. L’idéal communiste chinois.
Initié par la ligne officielle de Pékin, le ton diplomatique est décliné de manière plus ou moins radicale selon la personnalité des ambassadeurs, mais aussi selon le répondant des pays dans lesquels ils officient. Antoine Bondaz en est persuadé: «L’ambassadeur Lu Shaye n’aurait pas pu tenir les mêmes propos à Berlin ou à Londres que ceux qu’il a tenus à Paris. La France est beaucoup trop timide.» Certes, pendant la pandémie, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a bien convoqué l’ambassadeur chinois pour le sermonner. Mais depuis, Paris, qui a besoin de la Chine sur de nombreux dossiers économiques ou diplomatiques, hésite à utiliser le rapport de force avec Pékin. Les attaques chinoises ne provoquent pas davantage de réactions au sein des partis politiques. «Tant que les Français resteront silencieux, les Chinois continueront leurs provocations. C’est la stratégie de la baïonnette de Lénine. Vous l’enfoncez: si ça ne résiste pas, vous continuez et si ça résiste, vous l’enlevez…» prévient Antoine Bondaz.
La baïonnette pourrait-elle un jour se retourner contre la Chine? À Pékin, certains conseillers en politique étrangère commencent à s’interroger sur les effets négatifs de l’approche combative menée par les «loups», qui éloigne le monde de la Chine. Dans un papier paru en avril, l’ancienne vice-ministre des Affaires étrangères Fu Ying considère que les autorités devraient porter davantage d’attention à la manière dont sont reçus leurs messages à l’étranger.
«Les excès de l’ambassadeur Lu Shaye ont accéléré la prise de conscience en France. Enfin, on a compris qui étaient vraiment les Chinois», commente un diplomate. La stratégie des diplomates chinois a-t-elle été contre-productive? «Si le but était de gagner des followers sur Twitter, de tester ce qui marche ou pas ou de s’assurer que les autorités françaises ne répondent guère aux provocations, ça a marché. Mais si c’était de séduire les experts et les journalistes, c’est raté», analyse Antoine Bondaz. Radicalisée par les «loups», rarement l’image de la Chine aura été aussi négative dans le monde occidental.