par Marie Mamarbachi-Seurat
Je fais partie de la communauté syriaque, la plus minoritaire des minorités, celle qui a fui l’Anatolie lors des massacres des Arméniens en 1915. Je suis la fille d’une illustre famille de planteurs de coton, qui, un peu comme on sème le grain, a construit des églises tout au long de la route qui mène à Jérusalem. Les médailles de l’ordre du Saint-Sépulcre et autres distinctions remplissent mes tiroirs. Jadis, lors des célébrations des fêtes religieuses, évêques et archevêques, vêtus de leurs plus beaux atours, venaient bénir la maison. Je me courbais alors devant eux pour implorer leur clémence. Aujourd’hui, je ne me courberai plus. Je ne m’inclinerai plus devant vous, éminences, je ne vous baiserai plus la main. L’améthyste à votre doigt risquerait de m’écorcher la lèvre.
Le 22 août, je me rends à Damas pour retrouver Michel Kilo, l’opposant effronté à la langue bien pendue, râpeuse comme du papier de verre. Il avait, en 2000, avec quelques autres, saisi l’occasion du parachutage de Bachar Al-Assad, de son inexpérience du pouvoir pour lui forcer la main, lui tordre le bras même, pour le contraindre à entamer les réformes que les Syriens attendaient depuis longtemps.
Nous connaissons la fin de l’histoire. Cette année-là, le « printemps de Damas » sera mort-né. Michel finit pour la deuxième ou la troisième fois, je ne sais plus, dans un cachot de la banlieue de Damas. Wadia, son épouse, me serre dans ses bras, recule comme pour mieux me regarder avec cette complicité qu’ont entre elles les femmes dont les maris ont connu la prison. Elle me serre encore plus fort, comme si elle s’excusait d’avoir eu plus de chance que moi. Elle a retrouvé, elle, son mari sain et sauf. Je la sors de son embarras avec une apparente légèreté. « Maktoub. »
« Ahlan, ahlan… sitt Mary. » La voix dense de Michel. Il apparaît derrière elle, grand et droit, à l’image de ceux qui sortent victorieux des pires sévices. Ceux qu’on n’a pas réussi à broyer. Malgré des yeux assombris par la gravité de la situation, son regard est encore plus vif que dans mon souvenir.
« Alors… Tu viens prendre le pouls du pays ?
– Oui, on peut dire ça comme ça.
– On va les dégager.
– Combien de temps ça prendra, tu crois ? »
Il lève les yeux au ciel. Nous évoquons « Aboul’miche » (Michel Seurat, mon mari, mort dans les geôles du Hezbollah), ses interminables questions sur le régime d’Hafez Al-Assad et l’acharnement avec lequel il rédigeait De la tyrannie aujourd’hui. Nous énumérons aussi les atrocités commises durant les dernières quarante-huit heures. Puis j’attaque. Des chrétiens viennent d’inaugurer deux boîtes de nuit à Alep. J’ai honte pour eux. Ce ne sont pas des chrétiens. Je ne sais plus ce qu’ils sont, ce qu’ils font.
Ils dansent, me dit Michel, et l’odeur de la mort se répand jusqu’aux maisons de ceux qui pleurent leurs martyrs. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. Que font-ils de ces paroles de Jésus rapportées par Matthieu ? Aucun diocèse, évêché, archevêché ou patriarcat ne s’est exprimé sur les exactions. Je n’irais pas jusqu’à suggérer à tous ces ministres du culte de monter au sommet des clochers pour clamer leur désapprobation ou de faire sonner le tocsin face à l’interminable succession des cercueils de ceux qui sont tombés pour avoir réclamé la liberté.
Et que dire des belles paroles du pasteur protestant interrogé par la BBC alors que les canons des frégates amarrées sur les plages bombardaient Lattaquié. Il n’a rien vu ni entendu. Son attitude, comme celle des Eglises d’Orient, m’évoque les trois singes, épaules voûtées, genoux relevés comme pour se protéger, les deux mains sur leurs yeux, bouche et oreilles. « Je ne vois pas », « Je n’entends pas », « Je ne parle pas ». Je peux admettre que nous, chrétiens, puissions avoir peur. Peur du passé, anticipant un futur incertain. L’islamisme ? J’en ai été l’une des premières victimes. Jusqu’à hier, j’adhérais au discours sécuritaire des dirigeants alaouites clamant haut et fort que, sans leur protection, Dieu seul sait ce que nous, chrétiens, pourrions devenir.
Que sommes-nous devenus ? Des moutons attrapés au lasso, isolés dans l’enclos d’églises qui nous séparent de ceux avec qui nous avons toujours vécu. Depuis quarante ans, qu’ont-elles fait d’autre que de nous assujettir ? Nous sommes devenus les serfs de ceux qui, pour régner, ordonnent « Shoot to kill » (« Tirez pour tuer »).
Dieu merci, certains jeunes s’en affranchissent pour rejoindre la multiconfessionnelle et oecuménique Eglise du Net. Hier encore, Myriam H. placardait sur les murs de son quartier un appel aux chrétiens de la porte Saint-Thomas à rejoindre la manifestation du vendredi prévue dans le quartier musulman de Midane. La jeune femme n’a pas reparu depuis.
Dans un article publié le 12 août dans le quotidien libanais As-Safir, Michel Kilo appelle les Eglises de Syrie, toutes obédiences confondues, à prendre conscience de leur dérive. Sinon, lui, Michel Kilo, avec les autres chrétiens laïques, posera la première pierre. Et, sur cette pierre, ils bâtiront leur Eglise. Une Eglise civile pour ramener les enfants de Jésus à la raison.
Paris, le 12 septembre. Certes, il a fallu le détonateur Michel Kilo pour entendre deux patriarches s’exprimer sur les exactions subies par les Syriens. Le premier essaie de ménager la chèvre et le chou en demandant au président « de ne plus rester sourd (et muet ?) face aux souffrances de son peuple ». Il lui propose même de travailler, main dans la main, pour appliquer les réformes déjà entamées, tout en incriminant l’ingérence des Arabes et des Occidentaux, ingérence qui, pour le peuple syrien, tarde à venir. Voilà pour le grec catholique, Sa Béatitude Grégoire III Laham, patriarche non seulement d’Antioche et de tout l’Orient, mais aussi d’Alexandrie et de Jérusalem.
Quant au maronite, j’en reste bouche bée. C’est ainsi qu’il s’exprimait à Paris à propos de Bachar Al-Assad : « Le pauvre, lui, il ne peut pas faire de miracles. » La multiplication des morts me fait penser à une autre multiplication, celle du pain. Son Eminence donne une leçon d’Orient aux prélats de France en leur précisant que, « en Orient, les problèmes de l’Orient doivent être résolus avec la mentalité de l’Orient ».
Mais quelle est donc cette mentalité de l’Orient, Votre Eminence ? Celle des despotes, décrite dans les récits des voyageurs où le grand vizir se délecte devant le supplice de l’empalement ou de l’écorchement, châtiments, paraît-il, typiquement orientaux. Je crains aussi que le patriarche maronite pense tout bas ce que j’ai déjà souvent entendu tout haut au sujet des musulmans. « Ils ne sont pas capables de démocratie. » »Des animaux, il n’y a que la force pour les administrer. »
Que le patriarche maronite cesse de se comporter comme un greffon qui peine à prendre et qu’il cesse de faire semblant de croire que son salut est lié aux alliances sur des sables mouvants. L’Histoire suivra son cours qu’on le veuille ou pas, et nous passerons peut-être au travers du tamis. Nous assistons sans doute, en temps réel, à notre dislocation. Mais, de grâce, Ô Eminences, du moins celles d’entre vous qui ne se sont pas encore exprimées – Grecs et Arméniens orthodoxes, Arméniens catholiques, syriaques et jacobites, chaldéens et autres -, taisez-vous ! Epargnez à notre peine la honte d’une alliance avec les assassins. p
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Ecrivaine
Née à Alep en 1949, elle fréquente l’Ecole
des franciscaines jusqu’à la prise du pouvoir du parti Baas, puis émigre au Liban avec sa famille en 1965.
Elle rencontre Michel Seurat en 1975 et ils s’installent à Damas. Après l’assassinat de son mari par le Hezbollah, en 1986, elle quitte le Liban pour vivre à Paris.
Elle a notamment publié « Les Corbeaux d’Alep » (Gallimard, 1989) et prépare un film sur la Syrie pour Arte.