Après la conquête de l’Orient par Pompée en 64 av JC, le Levant romain s’organise en deux provinces : la Syrie et la Judée. Après la destruction de Jérusalem par Titus (70 ap JC) et l’éradication de la révolte de Bar-Kokhba (135 ap JC) par Hadrien, Jérusalem sera reconstruite sous le nom d’Aelia-Capitolina et la Judée deviendra la Syrie-Palestine. Vers 200 ap JC, sous Septime Sévère, la Syrie est divisée en deux provinces de premier niveau : la Syrie-Creuse au nord, et la Syrie-Phénicie au sud. Ce Levant (Oriens) romain, fortement hellénisé sur la côte, donnera des hommes prestigieux dont le médecin méconnu Mégès de Sidon et Ulpien de Tyr le plus éminent des juristes.
Vers 400 ap JC, sous Arcadius, la Syrie-Phénicie sera subdivisée en deux : la Phénicie-Maritime sur le littoral, avec Tyr pour métropole, et la Phénicie-Libanaise (Libanésie) ayant pour métropoles Émèse (Homs) puis Damas. Cette province « libanésienne » ne correspond point au Grand-Liban actuel. Les deux « Phénicie » romaines resteront, des siècles durant, des foyers brillants des sciences et des lettres ainsi que de la culture hellénistique, même après les conquêtes arabes en 636 ap JC.
De la fierté d’appartenir à une prestigieuse province
Parmi les hommes célèbres de l’antiquité, originaires du Levant romain, on citera Zénon de Kittion (332-262 av JC) à qui nous devons l’école philosophique du Stoïcisme. Zénon de Sidon (155-75 av JC), éminent philosophe épicurien, fut le maître de Cicéron (106-43 av JC). De Phénicie-Maritime, nous connaissons Marinos de Tyr (70-130 ap JC), astronome abondamment cité par Ptolémée, ainsi que Lucius Calvinus Taurus (c.105-170), ami de Plutarque. Quant à Hadrien de Tyr (113-193 ap JC), il est l’auteur du célèbre adage « C’est de Phénicie que les lettres ne cessent de provenir ». Mais les deux citoyens de Tyr qui ont marqué la culture universelle demeurent le philosophe néoplatonicien Porphyre (234-305 ap JC) ainsi que le plus célèbre des juristes de l’École de Droit de Beyrouth, Ulpien (┼ c. 223 ap JC).
A Porphyre, nous devons l’Isagogè (Introduction aux catégories d’Aristote) qui faisait autorité durant tout le Moyen-Âge occidental grâce à sa traduction en latin par Boèce (480-524 ap JC). Sa traduction par Ibn al-Muqaffa (720-756 ap JC) sous le titre arabisé (Isāghūjī / أيساغوجي), demeura longtemps « la » référence dans le monde musulman, en théologie, philosophie, grammaire et droit. Ce traité de Porphyre a sculpté l’esprit occidental. Sans l’Isagogè, et la Querelle des Universaux qu’elle a entraînée, toute la culture occidentale et son esprit ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui.
Quant à Ulpien de Tyr, il est le plus grand juriste romain. La Loi des Citations, édictée par Théodose II en 426, le considère comme un des cinq juristes éminents dont les avis font autorité et doivent être considérés comme décisifs. Ulpien est la référence par excellence du Code Justinien (528 ap JC) ou Corpus Juris Civilis, socle du droit de tous les pays civilisés. A Ulpien de Tyr, nous devons la distinction entre le Droit naturel, le Droit des gens (ou des peuples) et le Droit civil (ou des citoyens). Il est l’auteur de plusieurs maximes juridiques : « La loi est dure mais c’est la loi ».
Ce qui frappe chez ces hommes, originaires de ce qui est aujourd’hui le Liban, pays à la dérive, c’est la fierté qu’ils tirent de leur origine. Ulpien de Tyr formule le mieux ce sentiment dans le Digeste de Justinien : « […] en Phénicie de Syrie, la très illustre colonie de Tyr dont je suis originaire; ville noble parmi toutes les autres ».
Mégès de Sidon, père de la chirurgie romaine
La Phénicie-Maritime est également le pays d’origine de plusieurs figures médicales. C’est le cas du célèbre praticien de Sidon, Mégès (1er s. av JC) qui fit une brillante carrière chirurgicale à Rome. Son œuvre est bien connue de Celse l’Hippocrate latin, de Galien de Pergame, de Pline le Jeune, de Scribonius et surtout d’Oribase (325-403 ap JC) qui nous a conservé, dans ses Collections Médicales, les seuls extraits en grec qui nous restent de Mégès. Tous les auteurs de l’antiquité tardive louent son habileté technique. Oribase reprend l’exposé de Mégès sur le traitement des fistules anales par drainage grâce à une anse de fil serrée progressivement. Cette technique demeurera en usage jusqu’à l’époque moderne. Mégès de Sidon était contemporain de Jésus de Nazareth qui a parcouru l’actuel Sud-Liban ou Haute Galilée. Il devait maîtriser, comme Jésus, l’araméen mais, originaire de Sidon, il était plus compétent en grec vu l’importante hellénisation des cités de la côte.
Sa vocation médicale venait de sa ville natale, Sidon, qui comprenait le grand complexe médical du temple d’Echmoun, dieu guérisseur équivalent de l’Asclépios grec dont le nom était d’ailleurs donné à la rivière qui traverse Sidon, aujourd’hui appelée Nahr-el-Awwali. Il existe certaines similitudes entre la médecine sacerdotale pratiquée dans les temples gréco-romains d’Asclépios et la médecine sacrée des temples d’Echmoun. Largement méconnu par la majorité des libanais d’aujourd’hui, Mégès demeure cependant le premier médecin originaire du Levant, historiquement documenté.
Celse (c. 25av. J.C – 50ap. J.C), témoigne pour Mégès dans son célèbre De Medicina, disant qu’il est le plus savant des chirurgiens romains. Malheureusement, nous avons perdu les œuvres de Mégès à part l’extrait d’Oribase et quelques fragments éparpillés. Les chercheurs libanais devraient s’atteler à lui rendre justice car sa place comme le plus important chirurgien de l’antiquité avant Galien s’impose d’elle-même.
Par Celse, nous apprenons toute l’habileté chirurgicale de Mégès : classification et traitement des hernies; chirurgie de l’œil; chirurgie des voies urinaires par mise au point de l’extraction des calculs vésicaux grâce à un bistouri à double tranche; sans oublier la réduction des fractures du genou et surtout la neurochirurgie par invention d’un trépan spécial (modiolus).
Celse rédige son De Medicina quelques années après la mort de Mégès. C’est dans les livres VII et VIII qu’il nous apprend qu’à Rome la clinique chirurgicale fut développée indépendamment de la clinique médicale, grâce à » Mégès de Sidon, le plus érudit de tous, comme on le constate d’après son œuvre « .
La biographie de Mégès, polyglotte et émigré, anticipe il y a plus de deux millénaires, le sort de nombreux libanais actuels, hommes et femmes de grand talent obligés de nomadiser sur les routes de l’exil, loin de leur patrie d’origine réduite en miettes par la barbarie.
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