La dépouille de l’ancien président a été exhumée dans un contexte de tensions dans le village natal du clan el-Assad, preuve que l’héritage du « Lion de Damas » continue de peser sur le pays.
Il faut traverser deux check-points puis les rues désertes de Qardaha, village des montagnes surplombant la côte syrienne, pour atteindre l’entrée du mausolée. Enveloppé dans un silence inquiétant, l’édifice domine le village natal des el-Assad avec son dôme de plusieurs dizaines de mètres de haut. Sa démesure est insolente, comparée à la pauvreté dans laquelle vit la Syrie. De l’extérieur, on pourrait croire à une mosquée. Son architecture en étoile et sa devanture sculptée sont dignes d’un illustre lieu de culte. À l’intérieur cependant, on ne trouve ni tapis, ni minbar – estrade depuis laquelle prêche l’imam – mais seulement un trou, rempli à moitié de sable. Une pierre tombale a été décalée et posée sur le côté dans un geste de rage. Des tags de toutes les couleurs recouvrent les murs. Le plafond, criblé d’impacts de balles, a été noirci par les flammes. C’est à cet endroit que reposait le corps de Hafez el-Assad, qui a dirigé la Syrie de 1970 à 2000. Mais le 28 avril 2025, des images montrant le « tombeau du leader immortel » ouvert et vide ont commencé à circuler sur internet. Qu’est-il arrivé au corps de Hafez el-Assad ?
Abou Mohammed, un responsable de la Sécurité générale syrienne, rentre dans le mausolée, en affichant un air de dégoût. « On ne sait pas à quel jour remonte la disparition », balaie d’une réponse lanaire l’homme originaire d’Idlib. Cette affaire embarrasse et nourrit les rumeurs les plus folles. Pour certains, l’exhumation est l’œuvre d’Israël, qui pourrait utiliser le corps de l’ancien président comme monnaie d’échange. D’autres se persuadent que la famille elAssad a voulu éviter un test ADN sur le corps de Hafez el- Assad, car certains soupçonnent Bachar de ne pas être son fils. Stoïque, Abou Mohammed observe en silence le trou dans lequel des mouchoirs couverts d’excréments ont remplacé le corps du « raïs ». « Beaucoup de personnes détestent les el-Assad. Un membre de leur famille a peut-être déplacé la dépouille pour le protéger des pilleurs », avance l’homme armé. Au lendemain de la chute du régime, le 8 décembre, de nombreuses personnes ont piétiné et uriné sur la tombe de Hafez el- Assad. D’autres ont mis le feu au mausolée. Ces actes ont pris fin en mars, après que l’accès à la tombe a été totalement interdit dans la foulée des violences dont la côte a été le théâtre.
Fief des Assad, Qardaha a été l’un des fers de lance de l’offensive dirigée par des membres de l’ancien régime contre les autorités de Damas, provoquant ensuite une vague de massacres commis en majorité contre la communauté alaouite par des groupes armés radicaux. Le 6 mars, lorsque les affrontements éclatent à Qardaha, des hommes de la Sécurité générale de la bourgade sont kidnappés dans le centre culturel : 20 sont tués, 11 autres sont blessés. Près de trois mois après, la peur se lit toujours sur les visages des hommes de la Sécurité générale postés au barrage routier filtrant l’entrée du village ainsi que sur ceux des rares habitants rencontrés, car certains des auteurs de la prise d’otages vivent toujours en liberté dans la région.
Au bout de plusieurs jours de recherches sur le sort de la dépouille de Hafez, un homme, issu d’une grande famille alaouite de Qardaha, accepte finalement de parler. Il affirme avoir ordonné l’exhumation du corps, entre le 20 et le 25 mars 2025. Pour des raisons de sécurité, il tient à garder l’anonymat. « Les membres de l’ancien régime faisaient passer les pillages réguliers du mausolée pour des provocations envers la communauté alaouite, explique le Syrien. Pour ne pas leur laisser un prétexte de mener une nouvelle attaque, j’ai demandé à des hommes de déplacer le corps », confie-t-il à voix basse dans un café de Lattaquié. Il craint que les soutiens du clan el-Assad ne préparent une nouvelle offensive contre les autorités de Damas. Et de conclure : « Je ne voyais pas d’autre solution, je voulais éviter un nouveau bain de sang et protéger les familles alaouites innocentes qui payent le prix de ces offensives. » Et il garde secret le lieu où il a ‐ caché le corps.
Si la dépouille revêt une telle importance, c’est que Hafez el-Assad a posé les fondements de cinq décennies de dictature qui n’ont pris fin qu’avec la prise de pouvoir des rebelles de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), le 8 décembre 2024. « Hafez el-Assad ne pensait qu’à son pouvoir et à celui de son fils », enrage Mohammed Koues. Dès son arrivée au pouvoir à la faveur d’un coup d’État en 1970, le « Lion de Damas », premier président alaouite de la Syrie, nomme des figures issues de sa minorité aux postes clés. Il dépeint les sunnites comme un danger et favorise le repli sectaire. « Il a nourri les tensions communautaires. Les sunnites comme les alaouites en ont payé le prix jusqu’à aujourd’hui », enrage notre interlocuteur alaouite de Qardaha.
reAvec la chute du régime, l’imam Adnan al-Aroor, figure éminente de l’opposition politique au régime el-Assad, est rentré en Syrie après 40 ans d’exil pour tenter de tourner la page de cet héritage. Il a été emprisonné plusieurs fois sous Hafez el-Assad et avait dû fuir en Arabie saoudite. Ce 23 mai, il est à Lattaquié, ville côtière située à 30 kilomètres de Qardaha, pour prononcer le prêche de la prière du vendredi. « La Syrie était un exemple de vivre ensemble jusqu’à ce que le régime crée ce sentiment de vengeance et de haine communautaire », martèle-t-il devant la foule de fidèles, venus par centaines écouter le dignitaire sunnite – également connu pour ses discours haineux à l’égard des minorités durant la guerre civile. Il les salue d’un sourire derrière son épaisse barbe blanche alors que l’appel du muezzin, diffusé par les haut-parleurs de la mosquée ne parvient pas à couvrir la clameur populaire de ces retrouvailles.
Quelques minutes auparavant, l’imam s’est rendu symboliquement au mausolée de Hafez. Se tenant au bord de sa tombe vide, le doigt pointé vers le ciel, il a insulté celui qui l’avait poussé à l’exil. « Hafez considérait comme ennemi toute personne qui s’opposait à lui. Les crimes, d’abord individuels et ciblés, s’intensifient progressivement. Il a mis en place les branches des services de renseignements et la prison de Tadmor », explique ensuite Adnan al-Aroor. Dans les années 1970, Hafez el-Assad banalise l’emploi de la violence contre toute voix dissidente. Il mène en particulier une bataille contre les Frères musulmans, dont les membres sont arrêtés et torturés dans la prison de Tadmor.
Cette répression culmine en 1982, lors du massacre de Hama. Dans cette ville située à 130 kilomètres de Lattaquié, le temps a fait son œuvre et seules quelques façades portent encore les cicatrices de ces 27 jours d’horreur, qui ont fait entre 10 000 et 40 000 victimes. Les survivants, eux, n’oublieront jamais. Le 2 février 1982, Latida el-Khani Khaled, travaillait comme infirmière à l’hôpital. « J’ai été appelée au bloc opératoire, les blessés ont commencé à déferlerpar dizaines », raconte la femme de 71 ans, désormais réfugiée en Arabie saoudite et en visite en Syrie. Les autorités agissent en réponse à un soulèvement des Frères musulmans. Leur réponse se transforme en massacre de masse. « Un jour, un soldat a abattu trois hommes dans l’hôpital. Il a ouvert le ventre de l’un d’entre eux, et m’a ordonné de manger ses organes. Heureusement qu’un médecin l’a convaincu de me laisser partir, en arguant que cela me tuerait, et qu’il n’y aurait plus d’infirmière pour soigner les soldats du régime », raconte Latida elKhani Khaled sous le regard attentif de sa famille.
Sa voix se brise en égrenant les souvenirs. Son père, ainsi que trois de ses cousins, ont été assassinés. Les hommes ont été fusillés arbitrairement. Un tiers de la ville a été rasé, les corps écrasés en pleine rue par les bulldozers. « Dans les années 1980 et 1990, nous vivions dans une peur terrible », confie la Syrienne. Ce massacre est un acte fondateur du système répressif de l’ère el-Assad. Il vaudra à Hafez le surnom de « Boucher de Hama ». Dans le cœur des survivants, il fait naître les germes de la révolte, qui a finalement explosé contre son fils en 2011. « À Hama, les gens attendaient plus qu’ailleurs la révolution à cause de 1982 », fait valoir Latida el-Khani Khaled.
C’est cet héritage que le cheikh Khaled Kamal, originaire de Lattaquié, étudie depuis plusieurs années. « Bachar était moins intelligent que son père, qui avait une “vision de long terme” de ce qu’il voulait installer en Syrie. Après sa mort, Hafez el-Assad a continué de gouverner et de réprimer, même depuis sa tombe, à travers ses idées, ses statues, ses écrits », commente-t-il. Depuis le 8 décembre et la prise de pouvoir des rebelles de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), les Syriens peuvent enfin tourner la page de cinq décennies d’oppression et de terreur. Le déplacement de la dépouille de Hafez, désormais privée de son mausolée, marque la fin de cette ère. Les elAssad n’ont plus de droit ni sur Qardaha, ni sur la Syrie.