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Le gouvernement nationaliste de Narendra Modi multiplie les censures de sujets scientifiques ou historiques qui contredisent l’idéologie hindoue.
Des pans entiers de l’héritage musulman effacés, des concepts scientifiques fondamentaux oubliés, le passé embarrassant des nationalistes hindous édulcoré… Depuis le mois d’avril, celui de la rentrée des classes dans le sous-continent, les Indiens découvrent avec stupéfaction les coups de rabot opérés dans les manuels scolaires du secondaire. Officiellement, il s’agit d’alléger les programmes pour faciliter le retour en classe des élèves après la pandémie de Covid-19. Mais les thématiques choisies laissent peu de doute quant aux intentions réelles du gouvernement. Les livres d’histoire ou de sciences ont en effet été expurgés d’éléments qui contrarient de longue date les nationalistes hindous du Parti du peuple indien (BJP) du Premier ministre Narendra Modi.
Charles Darwin est l’une des principales victimes à avoir été identifiée. La théorie de l’évolution du naturaliste britannique a carrément été supprimée de la nouvelle édition des manuels de classe de seconde. L’enseignement de la biologie étant optionnel en première et en terminale, une grande partie des lycéens risquent donc de ne jamais connaître ses apports à la portée universelle. Le sujet était dans le collimateur depuis plusieurs années : dès 2018, le ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque avait jugé la thèse darwinienne « scientifiquement erronée », appelant à un changement des programmes scolaires et universitaires. « Personne n’a jamais vu un singe se transformer en homme », avait-il affirmé pour justifier sa position.
La purge ne s’arrête pas à Darwin. Le tableau périodique des éléments, élaboré par le russe Dmitri Mendeleïev, qui permet d’organiser et de comprendre l’univers chimique, a également disparu des manuels de seconde. De même que certains chapitres ou passages traitant de la pollution, du changement climatique, de la gestion durable des ressources naturelles ou des contributions de Michael Faraday à la compréhension de l’électricité et du magnétisme.
« Le projet idéologique de ce gouvernement est dicté par l’hindutva [NDLR : qui défend l’idée d’une suprématie et d’une nation hindoues], la théorie de l’évolution et le tableau périodique vont à l’encontre de la conception hindoue du cosmos selon laquelle l’univers a été créé à partir de cinq éléments [la Terre, l’eau, le feu, l’air et le ciel]», regrette Gauhar Raza, ancien scientifique en chef du Conseil de la recherche scientifique et industrielle indien, l’équivalent du CNRS.
Plus de 4 500 personnes (des scientifiques, des enseignants ou encore des citoyens) se sont indignées de ces omissions dans une lettre ouverte datant de la fin avril, où ils réclament la réintroduction des travaux de Darwin sur l’origine des espèces et la sélection naturelle dans le cursus. « Le fait que le monde biologique change constamment, que l’évolution est un processus gouverné par une loi qui ne nécessite pas l’intervention divine et que les humains ont évolué à partir de certaines espèces de singes ont été les pierres angulaires de la pensée rationnelle », écrivent-ils.
Particulièrement préoccupante, la révision des manuels scolaires s’inscrit dans un contexte plus large qui favorise l’obscurantisme. Les responsables du BJP ne cessent de marteler toutes sortes de théories fumeuses. A commencer par le Premier ministre indien Narendra Modi, qui, peu de temps après son arrivée au pouvoir en 2014, a donné le ton. Lors d’un rassemblement d’experts de la santé à Bombay, il avait affirmé que l’Inde ancienne maîtrisait déjà les techniques de la chirurgie esthétique. Sinon comment expliquer que le dieu Ganesh se soit retrouvé avec une tête d’éléphant vissée sur un corps d’homme ?
Le message était clair, selon le chercheur Gauhar Raza : « La religion hindoue serait désormais mêlée à des faits scientifiques » et « les frontières s’estomperaient entre la science d’un côté, les mythes et les croyances superstitieuses de l’autre ». Un véritable retour en arrière dans un pays doté d’une grande tradition scientifique et dont la Constitution appelle chaque citoyen à « répandre l’esprit scientifique, l’humanisme et l’esprit critique et de réforme ». « La théorie de l’évolution nous permet de comprendre la diversité de la nature sans avoir besoin de recourir à la théologie et le gouvernement nationaliste hindou n’apprécie guère cela, pas plus que les sujets qui soulèvent des débats », souligne Anindita Bhadra, une biologiste indienne.
L’idéologie s’immisce aussi dans les manuels d’histoire depuis plusieurs années, objets de nombreuses réécritures. La dernière révision va encore un peu plus loin. Des passages fondamentaux sur l’assassinat de Gandhi en 1948 ont été largement édulcorés, comme le fait que le meurtrier du père de la nation, Nathuram Godse, un fondamentaliste, avait appartenu au Rashtriya Swayamsevak Sangh, organisation aux méthodes paramilitaires affiliée au BJP. Les manuels de sciences sociales ne feront plus non plus mention des pogroms anti-musulmans, dans lesquels environ 2 000 personnes ont péri en 2002 dans le Gujarat, alors dirigé par Narendra Modi.
Un chapitre entier sur la dynastie moghole ayant régné sur une grande partie de l’Inde entre le XVIe et le XIXe siècle a également été retiré des livres de terminale. Ces empereurs musulmans sont détestés des nationalistes hindous au pouvoir, qui accusent les historiens de les avoir glorifiés au détriment des dirigeants hindous. « Les chapitres effacés des livres d’histoire sont précisément ceux qui ne correspondent pas à la vision pseudo-historique du gouvernement actuel », ont dénoncé plus de 200 historiens « inquiets » dans une tribune.
Reste à savoir si Narendra Modi voudra partager un point de vue original sur la Révolution française avec Emmanuel Macron, en tant qu’invité d’honneur du défilé du 14 juillet à Paris…