Tandis que la Syrie est à l’agonie après neuf ans de guerre, le Liban connaît une crise économique inédite. Ces pays aux relations imbriquées sont mutuellement frappés par la récession qu’ils subissent, estime cette chercheuse
Propos Recueillis Par Laure Stephan
Directrice de recherche émérite au CNRS, Elizabeth Picard est spécialiste du monde arabe, et notamment du Liban et de la Syrie. Auteure de nombreux articles et livres concernant la politique de cette région, elle a publié, en 2016, Liban-Syrie, intimes étrangers (Actes Sud).
Avec la crise financière au Liban, des restrictions drastiques frappent les retraits bancaires, et le dollar, jusqu’alors couramment utilisé, se fait rare. En quoi cette situation affecte-t-elle la Syrie ?
A partir de 2013, lorsque le conflit en Syrie s’est aggravé et internationalisé, de nombreux entrepreneurs syriens ont déplacé leurs activités et leurs avoirs bancaires au Liban, entraînant une nouvelle fuite de capitaux syriens vers les banques libanaises. Cet argent se retrouve aujourd’hui bloqué, tant pour les déposants et les entrepreneurs que pour les grands importateurs proches du régime. Dès lors, les sommes considérables nécessaires à l’importation de céréales, via les ports libanais de Beyrouth ou syrien de Lattaquié, sont inaccessibles. Cette situation contribue à étrangler le régime syrien, mais elle pèse aussi sur la population en détresse, pour laquelle l’approvisionnement en blé est primordial.
Ce rôle de poumon financier pour la Syrie, tenu par Beyrouth, n’est pas nouveau…
A partir de la rupture de l’union douanière et monétaire entre les deux Etats, en 1950, le système bancaire syrien a commencé à s’atrophier. Dès 1960, des hommes d’affaires et des particuliers syriens se sont alors mis à placer leurs économies à Beyrouth, à y acheter des dollars ou obtenir des facilités de paiement. Au début des années 1970, un tiers des grandes banques libanaises étaient ainsi dirigées par des émigrés syriens qui avaient fui les politiques socialistes et de nationalisation dans leur pays. Dans les années 1990, un tiers des avoirs dans les banques libanaises appartenaient à des Syriens. Depuis l’arrivée au pouvoir de Bachar Al-Assad en 2000 et le processus de privatisation qu’il a impulsé, la Syrie n’a pas eu les moyens de développer les outils financiers nécessaires à une économie libérale. Beyrouth est donc resté une place indispensable.
En quoi, à l’inverse, l’agonie de l’économie syrienne influe-t-elle sur le Liban ?
La paralysie des quelques entreprises qui ne sont pas détruites en Syrie et les entraves aux activités frauduleuses des hommes du régime constituent une perte incontestable pour les partenaires libanais, en premier lieu pour les banques.
Dans la reconstruction du Liban entreprise par le premier ministre Rafic Hariri après la fin de la guerre civile [1975-1990], l’économie libanaise a été hyperfinanciarisée. Avec l’éclatement de la bulle spéculative et la fuite massive de capitaux vers des banques occidentales depuis septembre 2019 [et malgré l’interdiction des transferts à l’étranger à partir du mois d’octobre], des Libanais mais aussi des Syriens ont perdu leurs économies. L’argent généré par la corruption politique qui gangrène l’un et l’autre pays s’est aussi probablement évaporé. A ces problèmes, s’est ensuite ajoutée l’interruption de la circulation aux postes-frontières, depuis la mi-mars, au prétexte de la crise sanitaire liée au Covid-19.
Les deux pays risquent-ils de s’entraîner mutuellement dans l’abîme ?
Chaque pays ne fait qu’aggraver les problèmes de l’autre. Outre les destructions et les morts au cours de neuf années de guerre en Syrie, l’afflux des réfugiés accroît le désastre socio-économique du Liban. Leur nombre actuel est estimé entre 1 million et 1,5 million [pour une population totale au Liban estimée à 6 millions d’habitants], dont la majorité sont très pauvres. Ils représentent une lourde charge pour la gestion des ressources publiques libanaises (écoles, hôpitaux…) et pour le marché de l’emploi.
En parallèle, le fait que le Liban, miné par la crise financière, ne puisse plus servir de poumon financier ou de banque à la Syrie ni offrir des emplois aux Syriens comme par le passé, accentue la crise syrienne. Au début des années 2000, 15 % de la force de travail syrienne était régulièrement employée au Liban, surtout dans des activités non qualifiées telles que la construction ou l’agriculture, mais aussi dans d’autres secteurs, comme le commerce et les nouvelles technologies.
Beyrouth négocie avec le FMI l’octroi d’une aide financière. L’une des conditions discutées, censée endiguer les pertes induites par la contrebande, est le contrôle de la longue frontière avec la Syrie. Le Liban en est-il capable ?
Cela paraît peu réaliste. La frontière libano-syrienne a été délimitée au temps du mandat français [de 1920 à 1943 au Liban, de 1920 à 1946 en Syrie]. Elle n’a jamais été abornée ou démarquée, ni par les autorités françaises ni par les deux Etats devenus indépendants, et encore moins par les troupes syriennes qui ont occupé le Liban [déployées dès 1976] jusqu’en 2005. Après leur retrait, Beyrouth s’est préoccupé de surveiller cette frontière. Son inquiétude s’est accrue quand la guerre a commencé en Syrie, avec le risque d’un débordement du conflit sur son sol national. Le Liban a alors cherché, avec l’aide de puissances européennes – le Royaume-Uni en particulier –, à sécuriser cette frontière. Un contrôle relatif a pu s’instaurer le long du tronçon septentrional, mais la portion orientale, faite de montagnes et de collines compartimentées, est presque impossible à boucler.
De plus, les relations sociales (liens familiaux, intermariages) et les échanges licites ou illégaux sont très denses de part et d’autre. Ces trafics s’interrompront difficilement, plus encore à un moment où le régime syrien comme l’Etat libanais sont aux prises avec des difficultés sécuritaires qui dépassent le seul contrôle de cette frontière.
Qui serait perdant si cette frontière était mieux surveillée ? Le Hezbollah et le régime syrien, comme l’affirment des analystes ?
Les perdants seraient bien plus nombreux que ces deux acteurs. La contrebande, lorsque l’on quitte les grandes routes, est souvent une « contrebande de fourmis » de toutes sortes de denrées : médicaments, vivres, ciment, essence, mazout… Les flux ne vont pas que du Liban vers la Syrie ; ils se font dans les deux sens, en fonction des besoins ou des pénuries de chacun. Si le trafic s’est développé, c’est aussi lié au type d’économie qui régit le Liban et la Syrie : c’est-à-dire à l’hyperfinanciarisation de l’économie libanaise au bénéfice des élites politiques et entrepreneuriales, et à la libéralisation sauvage qui profite essentiellement à des proches du régime syrien. De part et d’autre de la frontière, échanger illicitement des produits, importer ou exporter des devises, faire passer des armes, des marchandises rares, voire trafiquer des êtres humains, est une activité économique florissante dans le climat de pénurie et de prédation qui prévaut.
Le trafic de devises, qui manquent au Liban comme en Syrie, est devenu un sujet brûlant…
Des trafics de devises organisés par des changeurs considérés proches du Hezbollah [qui soutient militairement le régime syrien depuis 2012] ont été repérés. Ils ont facilité la contrebande vers la Syrie de dollars, dont les Syriens ont été privés par la guerre, les sanctions internationales contre le régime et la ruine de leur économie. Si des proches du Hezbollah ont bien été responsables de fuites de capitaux vers la Syrie, d’autres fuites de capitaux, plus massives encore, ont eu lieu en direction des banques occidentales depuis l’automne 2019.
Comment la loi César, promulguée par Donald Trump et entrée en vigueur le 17 juin, qui menace de sanctions toute entité apportant un « soutien significatif » au régime syrien, risque-t-elle de peser sur l’économie des deux pays ?
Penser que la loi César ou les sanctions européennes sont susceptibles d’étrangler le régime [de Bachar Al-Assad] et de changer la donne en Syrie est présomptueux. Cette loi a été inspirée par des Syriens émigrés aux Etats-Unis, un peu à l’image de ce qui s’était passé avec la diaspora irakienne qui avait poussé à l’intervention américaine en Irak en 2003. La loi César pose des exigences globales et irréalistes, comme la chute du régime, une transition politique ou le départ des Iraniens de Syrie. Or la situation syrienne échappe en grande partie aux acteurs occidentaux depuis plusieurs années. La capacité de contrainte des Occidentaux est faible au regard de l’investissement en Syrie des trois acteurs étrangers que sont la Russie d’abord, l’Iran [tous deux soutiens du régime] et la Turquie [parrain de l’insurrection].
Il reste que cette loi a une valeur morale : elle est fondée sur un examen incontestable des crimes commis par le pouvoir syrien. Elle constitue aussi un signal fort adressé aux acteurs qui seraient tentés, à l’instar de certains Emiratis, de coopérer avec ce régime voyou. Mais elle a une valeur exécutoire faible. Par ailleurs, elle risque aussi d’entraver l’accès de la société syrienne aux produits de première nécessité et aux soins médicaux.
Cette loi freine aussi les perspectives de reconstruction en Syrie, sur laquelle misaient des Libanais de tous bords politiques pour sortir du marasme économique en cours depuis 2011…
Les sanctions contre les dirigeants syriens et leurs proches ont été multipliées depuis 2014, et les perspectives de reconstruction du pays n’ont fait que s’éloigner.
Selon les économistes, un marché potentiel de 20 millions de consommateurs, prometteur dans la décennie 2000, a été perdu pour le Liban. Syriens, Libanais et investisseurs émiratis ont commencé à se désengager de projets immobiliers tels que Marota City [un projet de luxe au sud de Damas] en raison des sanctions, mais surtout de la crise financière. La situation n’est pas meilleure au Liban, où l’aide financière occidentale est conditionnée à l’adoption de réformes structurelles périlleuses car elles mettent en cause à la fois la formule constitutionnelle de consensus entre élites communautaires et une économie tournée en priorité vers le profit financier.