Légitime certes est l’inquiétude, mêlée d’indignation et de colère, qu’inspire l’intrusion de la violence milicienne dans les événements historiques, exaltants, que vit le pays depuis le 17 octobre. Intimider, effrayer, terroriser et balayer ainsi toute velléité d’opposition, tels sont bien d’ailleurs les objectifs, naturels si l’on peut dire, de toute violence programmée, organisée ; ce n’est là, en fait, que le b.a.-ba du fascisme.
Cette fois cependant, le peuple épris de paix, d’unité, de justice et de dignité n’est pas seul à s’alarmer. Si les patrons des cogneurs, casseurs et provocateurs ont, plus d’une fois, lancé leurs hordes à l’assaut des manifestants, s’ils en sont venus à de telles – et aussi hasardeuses – extrémités, c’est parce que le contrôle de la situation leur échappait. C’est parce que pour la première fois ils ont senti le sol se dérober sous leurs pieds, leurs chasses gardées n’échappant guère à ce soudain glissement de terrain.
Déjà dans son premier commentaire sur la révolution naissante, le chef du Hezbollah évoquait les risques de guerre civile que comportait une contestation résolue à déboulonner les idoles consacrées. Or cette touchante préoccupation de Hassan Nasrallah n’était en réalité qu’une menace à peine voilée : celle, on l’aura aisément compris, d’être le premier à dégainer. C’est ce sinistre message qu’étaient chargés de préciser les hooligans envoyés attaquer les manifestants à l’aide de gourdins ou de jets de projectiles divers, comme à se livrer à des actes de vandalisme dans des quartiers bien ciblés de la capitale. À plus d’un titre, leurs patrons n’en sortent guère grandis.
Que le Hezbollah et le mouvement Amal aient tombé le masque pour afficher leur nature et leur vocation essentiellement milicienne n’est certes pas chose nouvelle, du moins pour ceux qui se donnaient seulement la peine de voir. Voilà, en revanche, que l’intolérable arrogance de la provocation se double d’une incroyable maladresse. Comment ainsi a-t-on imaginé pouvoir opposer aux slogans d’unité arborés par la révolte populaire des serments de fidélité à des leaders sectaires et même au régime meurtrier de Bachar al-Assad ? Dans quel but les assaillants clamaient-ils à pleine gorge leur chiisme face à des foules rassemblant toutes les communautés libanaises, sinon pour attiser les tensions, tant locales que régionales, entre les deux branches majeures de l’islam? Quelle tortueuse logique guidait-elle ces hargneuses incursions de casseurs dans un quartier d’Achrafié, au risque d’entamer la couverture chrétienne que s’obstinent à fournir au Hezbollah les partisans du président Michel Aoun ?
De toutes ces atteintes portées au tissu socioculturel libanais, la plus insensée demeure cependant l’insulte faite par les milices à leur propre environnement communautaire, qu’elles croyaient à jamais verrouillé. Quasiment partout en province comme à Beyrouth, un nombre notable de citoyens chiites ont héroïquement brisé tous les tabous pour se joindre à la contestation. Pour s’affirmer en tant que Libanais chiites, et non que chiites libanais mâtinés d’iranien, comme le voudraient ceux qui prétendent leur dicter leur identité. Pour se dédier à la culture de la vie, non du martyre enduré sur les chemins de traverse de Syrie ou du Yémen. Pour se fondre dans un peuple voué au même destin, pas pour faire chambre à part et se laisser enfermer dans des ghettos armés, où même leur bouquet de télévision câblée est aujourd’hui censuré par les maîtres des lieux …
À l’heure où se profile un volontaire pour la succession du Premier ministre démissionnaire Saad Hariri, la priorité demeure à la préservation des acquis de la contestation, mais aussi de son caractère résolument pacifique. Cet impératif implique le respect de la libre circulation sur les routes, les blocages des premières semaines s’avérant désormais contre-productifs, ou alors prétexte à affrontements. Cette circonspection, ce n’est pas seulement la prudence qui la commande. Répondre à la violence par la violence, c’est faire le jeu des trublions, c’est les affronter sur l’unique terrain où ils savent y faire, bien mieux que l’honnête citoyen.