ENQUÊTE – Réfugié depuis le début de l’année au Liban, l’ancien patron de Renault et Nissan refait sa vie à Beyrouth et cherche à restaurer, dans un livre, sa réputation.
D’un homme politique qui serait en retrait de la vie publique, on dirait qu’il envoie des cartes postales, qui, chacune, serait le signe d’une envie de revenir sur le devant de la scène. Mais lui, que cherche-t-il? Que ne se laisse-t-il glisser dans le confort de l’oubli? «Je veux qu’il y ait au moins une référence, écrite par moi, sur ce qui s’est passé, sur ce que j’ai vécu. Cela me semble nécessaire», dit Carlos Ghosn au Figaro. Après une conférence de presse survoltée en début d’année, après des interviews abattues à ce moment-là au rythme d’une bête de foire, voilà que l’ex-patron de Renault et Nissan, célébrissime fugitif réfugié à Beyrouth depuis son évasion spectaculaire du Japon le 30 décembre 2019, publie un livre, Le temps de la vérité (Grasset). «C’est naturel après ce que j’ai subi, la diffamation, la distorsion de la réalité, la campagne de dénigrement et de destruction de ma réputation».
La réhabilitation? Peut-être l’espère-t-il, mais sans trop y croire. Il voudrait au moins qu’on lui rende son bilan. «Qu’on le veuille ou non, mes résultats sont incontestables. Et cela, je refuse que ça passe à la trappe», nous dit-il. Cherche-t-il une revanche, voire une vengeance? «Je ne suis pas homme à ressasser le passé. Je ne vais pas passer mon temps à ruminer sur les lâchages, les coups de poignards, les traîtrises, affirme-t-il. Cela étant dit, je n’oublie pas. Je n’oublie rien de ce qui a été fait contre moi».
Dans son livre, Carlos Ghosn met à son service la plume hargneuse de l’ex-journaliste Philippe Ries pour régler quelques comptes. Avec la presse «paresseuse». Avec la justice japonaise qui l’a jeté dans «un cul de basse-fosse». Avec Hiroto Saikawa, le directeur général de Nissan qui a annoncé sa déchéance au monde entier le 19 novembre 2018, un homme «pas très intelligent». Avec les deux Français qu’il avait placés au conseil d’administration de Nissan et qui ont voté, comme les autres, sa destitution. «Au mieux, des benêts. Au pire des traîtres». Avec tous ceux qui l’ont «abandonné». «Dans le monde des affaires, pas grand monde ne s’est levé pour prendre ma défense», nous rappelle-t-il. Dans son livre, il prend l’exemple du grand manitou du forum de Davos: «(Klaus) Schwab aurait pu dire quelque chose. J’ai quand même été un animateur de Davos pendant des années…»
«Cette crise pourrait servir nos intérêts»
Ghosn est plein de rancœur contre les «Munichois» qui, en France et chez Renault, ont choisi «la ligne de la capitulation» devant la machination de Nissan, écrit-il. L’État français en prend pour son grade. «Selon la doxa dominante en France, l’Etat n’est pas seulement le gardien de l’intérêt général. Il est investi, par décret d’origine quasiment divine, d’une vision à long terme, d’une ambition stratégique (…) La gestion de cette crise a mis à mal ce dogme fondateur de la pensée unique française». Ce propos est appuyé dans le livre par le témoignage de Thierry Bolloré: «Très rapidement», raconte l’ex-directeur général de Renault qui n’avait jamais donné publiquement sa version des événements depuis son limogeage en octobre 2019, «nous avons compris que le raisonnement du pouvoir était: “Nous n’aimions pas ce monsieur, nous ne le contrôlions pas et ses prétentions financières nous posaient problème, de même que sa capacité à faire de l’Alliance (Renault-Nissan-Mitsubishi, ndlr) une construction dont il serait inexpugnable. Conclusion: cette crise pourrait servir nos intérêts”».
Carlos Ghosn sulfate, mais pas totalement sans discernement. Il évite, dans son livre, de s’en prendre directement à Emmanuel Macron, dont le nom n’est quasiment jamais écrit. C’est Bruno Le Maire, le «politicien», qui prend les coups. Ghosn ne dit plus rien des doutes qui le taraudaient quand il était encore encore retenu au Japon, quand il se demandait si certains, en France, n’avaient pas été mis dans la confidence de ce qui se préparait contre lui avant même son arrestation.
Côté japonais, il en reste réduit, faute de preuves tangibles, à la «force du raisonnement et à la fermeté des convictions» pour décrire l’implication des autorités politiques dans l’opération. Carlos Ghosn tient essentiellement les hommes du «Vieux Nissan» pour responsables, mais «pour faire ce qu’ils ont fait, il y a zéro probabilité qu’ils n’aient pas obtenu l’accord des autorités». L’ex-patron ne semble pas croire que l’ancien premier ministre Shinzo Abe ait voulu sa chute, ou du moins pas comme ça. Il signale simplement la «grande proximité» entre l’un des cerveaux de sa destitution chez Nissan, l’ex-responsable des relations publiques Hitoshi Kawagushi, et le secrétaire général du gouvernement. Il n’en dit pas plus. Le secrétaire général en question, Yoshihide Suga, est devenu premier ministre en septembre dernier …
Cette prudence est celle d’un homme qui a encore à perdre. Et il n’est pas le seul. À Tokyo, le procès de l’Américain Greg Kelly, décrit par Nissan comme le cerveau des malversations dont Ghosn a été accusé, a commencé en septembre. «Il est accusé d’une seule chose, de complicité de non déclaration d’un revenu qui n’a jamais été versé. Et il risque dix ans de prison! Dix ans …», soupire Carlos Ghosn qui voit dans le sort de son ancien collaborateur le miroir de ce à quoi il a voulu échapper à tout prix: la possibilité de mourir au Japon.
Carlos Ghosn a fui la justice japonaise dans les circonstances rocambolesques que lui-même ne raconte pas. Mais il n’échappera pas à toutes les poursuites. En janvier prochain, les juges d’instruction français qui enquêtent sur le dossier devraient venir l’interroger à Beyrouth sur les volets de l’enquête issus des signalements effectués par Renault (fête à Versailles en 2016, commissions versées à un distributeur omanais). «En France, il y a une justice. J’ai confiance en son indépendance», nous explique Carlos Ghosn, qui se dit prêt à répondre aux questions des juges. «Ce n’est pas comme au Japon, où, dès lors que vous êtes désigné par le procureur, vous êtes cuit». Le livre apporte en tout cas peu de réponses supplémentaires face aux accusations dont Carlos Ghosn a fait l’objet au Japon – dissimulation de revenus différés, abus de confiance aggravé. Ghosn réaffirme son innocence et ne consacre, au total, qu’une trentaine de pages sur 470 à l’argumenter au fond.
Plusieurs procédures civiles sont également en cours, qui l’opposent à Nissan et Mitsubishi aux Pays-Bas, et à Renault en France. Dans les deux cas, l’ancien PDG réclame aux entreprises qu’il a dirigées les sommes ou les indemnités qui ne lui ont pas été versées au vu des conditions de son départ et auxquelles il estime avoir droit. Une autre forme de revanche…
Surtout, l’ex-patron globe-trotter, titulaire de trois passeports – français, brésilien et libanais – espère obtenir que soit levée la notice rouge qui le concerne chez Interpol, et qui, de facto, le coince au Liban. Tout déplacement hors du pays du Cèdre lui ferait prendre le risque d’une nouvelle arrestation et d’une extradition vers le Japon.
Métamorphose
«Tant qu’à devoir rester quelque part, le Liban est très agréable. Je m’y sens à l’aise, soutenu», nous dit-il. Drôle d’oasis que ce pays polytraumatisé, qui, dixit son célèbre ressortissant, «connaît une accumulation de malheurs difficile à comprendre, difficile à admettre. Heureusement, le peuple libanais est résilient. Le pays finira par voir la lumière au bout du tunnel». Pour lui, «c’est de toute façon un paradis, en comparaison de l’enfer japonais que j’ai vécu». Soit. Mais on ne peut s’empêcher de se dire que cette vie diminuée doit lui rappeler chaque jour ce qu’il a perdu, le pouvoir, le pourpre, et l’agenda surchargé qui va avec et qui est la drogue dure des patrons de multinationales. «Une drogue dure? Peut-être», sourit-il. «Ce qui expliquerait que je me porte physiquement beaucoup mieux maintenant que j’en ai été brutalement sevré!». «Je n’ai pas la bougeotte. Je retrouve le plaisir de ne pas voyager, de ne pas subir de jet-lag, de ne pas être dans plusieurs pays, plusieurs continent pendant un même mois. Je suis libre de décider à quelles réunions je veux participer, quelles personnes j’ai envie de rencontrer, qui je n’ai pas envie de voir. Avant, j’avais un rythme de brute. Aujourd’hui, mon rythme de travail, c’est un régal».
Carlos Ghosn se consacre à ses investissements personnels, notamment son vignoble d’Ixsir dont le millésime s’annonce «excellent». Il a lancé, pro bono insiste-t-il, un programme de formation, destiné au cadres et aux créateurs d’entreprises, avec l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Il conseille et finance des start-up, actives dans le domaine de l’environnement. «Mais attention, ce sont des entreprises, hein! Pas des organismes à but non lucratif!».
Ghosn n’ouvre toujours pas les portes de son domicile – cette fameuse maison achetée par Nissan et dont la justice libanaise lui reconnaît le droit à l’occuper – aux journalistes qu’il reçoit dans le cadre de la «promo» de son livre. Mais qui l’a connu avant constate le changement. Le PDG de Renault et Nissan, qui récuse toujours aujourd’hui son image de patron tyrannique, imposait une distance de tous les instants avec son entourage, vouvoyant et donnant du «monsieur» et du «madame» même à ceux avec qui il travaillait depuis des décennies. Aujourd’hui, interviewé par vidéoconférence, Ghosn se présente en chemise, col ouvert, s’adresse à ses interlocuteurs par leurs prénoms, tutoie certains. Sur l’écran, Carole passe une tête et salue, tout sourire. «Coucou!». Carole … Carlos Ghosn étale sa félicité conjugale.
Autre métamorphose. Sa reconnaissance infinie pour sa seconde épouse l’a convaincu d’écrire bientôt un autre livre, à quatre mains, avec elle, pour raconter leur histoire. C’est ensemble qu’ils participeront au documentaire réalisé par le britannique Nick Green et produit par Alef One, cofondé par Arthur et Nora Melhli, et MBC Studios, filiale du groupe saoudien de télévision MBC, puis à une mini-série réalisée par Charlotte Brändström. À ce stade, même lui n’a cependant pas la réponse à la question que tout le monde se pose: qui interprétera Carlos Ghosn à l’écran?