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Les habitants, visés par l’armée israélienne lors des deux mois de guerre avec le Hezbollah à l’automne, oscillent entre les espoirs de reconstruction et la crainte d’une nouvelle guerre.
Sur fond de trêve au Liban, Fatima Mahiou Fahs, une Beyrouthine habitant depuis quarante ans Nabatiyé, une petite ville chiite du sud du pays, a exploré la région, curieuse de voir ce qu’il en restait après deux mois de guerre entre Israël et le Hezbollah. Le 23 septembre 2024, l’Etat hébreu lançait son offensive, escalade brutale après des combats de basse intensité qui se tenaient depuis près d’un an à la frontière, à la suite du soutien apporté par le Hezbollah libanais au Hamas palestinien, après le massacre du 7 octobre 2023 et les représailles israéliennes dans la bande de Gaza.
Des zones restent hors de portée, malgré le cessez-le-feu entré en vigueur le 27 novembre 2024 et alors qu’approche le 26 janvier, date à laquelle les miliciens du mouvement chiite et les forces de l’Etat hébreu devront avoir quitté le sud du Liban. « Il est impossible de se rendre dans les régions frontalières où l’armée israélienne est encore présente », constate Fatima Mahiou Fahs.
Selon les termes de l’accord, seules l’armée libanaise et la Force intérimaire des Nations unies au Liban pourront se déployer dans la zone. Le mouvement a été très lent. Début janvier, le retrait ne concernait que le secteur de Khiam. Depuis, les troupes israéliennes ont quitté d’autres localités, laissant derrière elles des étendues de ruines.
La défiance reste de mise dans le Sud, une région dont l’occupation par Israël et ses supplétifs (1978-2000) a contribué à la création du Hezbollah, soutenu par l’Iran. « [Le premier ministre israélien Benyamin] Nétanyahou veut édifier un “nouveau Proche-Orient”. Les Israéliens ont-ils le projet d’occuper de nouveau certaines régions frontalières ? », se demande Fatima Mahiou Fahs.
Avec des voisines, elle partage un café matinal dans la cour d’une habitation de Nabatiyé, dans des rires joyeux. Face à elles, de l’autre côté de la rue, des amas de décombres : ce qu’il reste de maisons anciennes, « qui faisaient partie de la mémoire de la ville ». Leurs plaisanteries sont une manière d’exorciser la douleur laissée par le conflit. Une majorité des habitants a pris la fuite dès les premiers jours, en septembre 2024, face au tapis de bombes lancées par Israël sur le Sud. En octobre, la municipalité était bombardée, et au moins 16 personnes tuées, dont le maire de la ville, qui coordonnait l’aide aux familles encore sur place. « Cela a été la plus difficile des guerres que nous avons vécues, et pourtant nous sommes passés par bien des conflits », dit Fadia Fahs (non apparenté à Fatima). Alia, pseudonyme d’une psychologue qui souhaite rester anonyme, observe une hausse des demandes de consultation.
Puis le ton se fait plus politique. Parmi la dizaine de femmes, de diverses confessions, certaines veulent que le Hezbollah remette entièrement son arsenal militaire à l’Etat, un point inscrit par le nouveau président, Joseph Aoun, ancien chef de l’armée, sur sa feuille de route. D’autres défendent son maintien, en raison de la faiblesse de l’armée libanaise. Mais toutes dénoncent les violations qui persistent, comme les survols du Sud par des drones de surveillance israéliens. A Nabatiyé, les habitants entendent aussi parfois le son de bombardements des environs par l’armée israélienne, qui affirme traquer le Hezbollah et ses installations.
« Les Européens, la France, se sont tus »
« Les Israéliens font ce qu’ils veulent. Cette trêve est biaisée en leur faveur », estime Alia, la psychologue qui avait participé au mouvement de contestation de 2019 contre les responsables politiques, Hezbollah compris. Amère, elle en veut aux Etats-Unis et aux Européens. « Les Américains, qui arment Israël, ont soutenu la guerre contre le Liban. Les Européens, la France, se sont tus. Je ne veux pas qu’ils donnent aujourd’hui de l’argent pour la reconstruction : c’est hypocrite », estime-t-elle, dans une colère froide.
Si les habitants de Nabatiyé ont retroussé leurs manches, et comptent sur le soutien financier de la diaspora en Afrique, l’aide internationale se révèle pourtant incontournable, vu l’ampleur des destructions. Certaines rues, dans le centre, sont une enfilade de tas de ruines. Les souks, au cœur de la ville, sont entièrement à terre. L’Iran n’a pas décaissé les montants qu’il avait fait parvenir, après la guerre de 2006 entre Israël et le mouvement chiite. Le Hezbollah, qui a subi de lourds revers, s’est même rallié à l’élection, le 9 janvier, de Joseph Aoun comme président, alors qu’il n’était pas son candidat de choix : la réussite du scrutin avait été posée comme une condition par les bailleurs – y compris du Golfe –, avant un début des financements.
Près des ruines des souks anciens, un portrait d’Ali Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite en Irak, suivi comme marja (« guide ») par certains habitants de Nabatiyé, a été accroché. Les fondations de ce dernier, qui avaient contribué à la reconstruction après le précèdent conflit de 2006 entre Israël et le Hezbollah, financent aujourd’hui le déblaiement des décombres.
Ni façade ni porte
« Nabatiyé est une ville martyre. Tout ce qui est lié à la communauté chiite était dans le viseur. Israël a voulu briser la ville économiquement, et effacer son histoire », accuse Raed Moukalled, un commerçant. Le bâtiment, dans les souks, où il avait investi depuis près de quarante ans, avec son frère, a disparu. De leur commerce d’optique, de montres, d’or et de parfums, ils n’ont retrouvé, dans les gravats, qu’une poignée d’ustensiles et de pièces mécaniques. Les pertes sont colossales. Ils ont loué un immeuble, non loin des souks, pour relancer leur affaire. D’autres commerçants ont fait de même. « Les Libanais sont plus qu’endurants. Le fort lien social nous donne le courage de recommencer », explique M. Moukalled.
Il a prévenu sa femme et ses enfants : si la guerre revient, il les mettra à l’abri, mais ne partira pas. Dans les multiples conflits qui ont ensanglanté le sud du Liban, il a perdu un fils âgé de 5 ans, lors de l’offensive israélienne de 1996. Il se dit en opposition avec le Hezbollah en politique interne, mais soutient la « résistance contre Israël ».
En face, le docteur Moustapha Badreddine a retrouvé son cabinet dans un piteux état. Sa maison, également proche des souks, a aussi subi de lourds dommages, conséquence du bombardement d’un bâtiment voisin. Il a passé le conflit en France, où il avait étudié, et où vivent ses enfants. « J’avais en tête ce qui s’est passé à Gaza, dit-il, en référence à l’intensité des bombardements israéliens dans l’enclave palestinienne, après l’attaque du 7 octobre 2023. La guerre au Liban n’a pas été une petite guérilla du coin de la rue. Ses enjeux nous dépassent. » Malgré la trêve qu’il juge « très précaire, très fragile », ce notable et ancien maire de Nabatiyé est revenu soigner ses patients, refusant de prendre sa retraite : « Je veux aider à reconstruire la ville qui fait partie de l’histoire de ma famille. »
Face aux ruines des souks, Hassan Jaber, le mokhtar (maire de village ou de quartier), a repris son travail, assis derrière un petit bureau de bois. L’entrée du bâtiment a été éventrée : il n’y a plus ni façade ni porte. Sur son téléphone, ce membre de la défense civile (les secouristes dépendant de l’Etat) fait défiler les photos des enterrements dans un terrain provisoire et des opérations de sauvetage sous les décombres durant la guerre. « Nabatiyé a beaucoup perdu. Mais on ne peut pas se laisser aller au désespoir. C’est mauvais pour la santé. La vie va de l’avant », assure M. Jaber.