À quarante kilomètres au nord de Beyrouth, le site antique de Byblos est un musée à ciel ouvert sur la Méditerranée. « Un voyage dans le temps », précise Tania Zaven , archéologue à la direction générale des antiquités du Liban, qui nous entraîne entre la nécropole royale, le théâtre romain et les multiples temples, « reliques de toutes les périodes qui s’entrecroisent et s’entremêlent » devant les eaux turquoise de la mer.
Datant de l’ère néolithique, il y a 8 900 ans, Byblos, que l’on appelle Jbeil en arabe – la petite montagne – est l’une des plus anciennes villes habitées du monde, de manière continue.
Lorsque les premières excavations ont démarré dans les années 1860, sous le mandat ottoman, l’acropole ne comptait que 29 maisons. Maurice Dunand entame ses fouilles en 1926, quatre ans après les travaux d’un autre archéologue français de renom au Moyen-Orient, l’égyptologue Pierre Montet. Dès lors, les noms de Byblos et de Dunand seront indissociables. Le Français passera un demi-siècle au Liban, bousculant par ses méthodes le petit monde fermé de l’archéologie.
Né en 1898, ce fils de paysan savoyard, profondément catholique, avait découvert le Levant en participant en 1919 à la campagne militaire de Syrie, au lendemain de la Première Guerre mondiale.
« C’est avec émotion qu’il nous parlait de son excursion à dos de chameau en direction du djebel druze insurgé, avec des sacs remplis de pièces d’or qu’il jetait aux révoltés », se rappelle son ami Rolf A. Stucky, archéologue suisse qui travailla à ses côtés au Liban.
Sa rencontre avec l’Orient et ses antiquités sera décisive : de retour en France, le jeune Dunand étudie à l’École du Louvre et à l’École pratique des hautes études à Paris, puis reprend le chemin du Levant pour se spécialiser à l’École biblique et archéologique de Jérusalem de 1924 à 1925. De là, il participe à de nombreuses fouilles en Syrie : dans le Hauran, au djebel druze, à Palmyre et plus au nord dans la Djéziré, non loin de l’Euphrate en direction de l’ancienne Mésopotamie. Mais c’est en creusant la terre libanaise de Byblos que sa carrière bascule.
Travail minutieux et exhaustif
Dans les années 1920-1930, les fouilles pratiquées, à Mari en Syrie, Byblos et Tyr au Liban, sont à large surface, permettant la découverte du site dans son extension la plus complète. « Mais en même temps, relève Rolf A. Stucky, se développaient de nouvelles méthodes de gestion de fouille. » Dunand et ses amis sont raillés par les modernistes. « Vous fouillez votre site comme un chien cherchant son os », lançaient leurs détracteurs.
« Maurice Dunand avait une technique de fouille un peu particulière, explique Tania Zaven, il faisait des levées de 20 centimètres et des localisations de tout ce qu’il trouvait sans rendre compte de la stratigraphie, ni faire des coupes. C’était révolutionnaire. »
Chacun des membres de ses équipes dispose de trois pioches. L’effectif ne dépasse pas les 60 ouvriers auxquels s’ajoute un détachement de 15 tirailleurs pour garder le chantier. Maurice Dunand ne voulait pas des masses d’ouvriers sur le site, contrairement à certaines autres fouilles d’Orient, comme celle de Suze en Iran.
Chaque piocheur a près de lui un couffin dans lequel il jette les fragments de poteries qu’il ramasse. Enfin de journée, ceux-ci sont triés et alignés sur une terrasse. L’opération est répétée chaque jour jusqu’à parvenir au sol vierge. Tous les vestiges architecturaux de Byblos sont ainsi exposés sur autant de plans qu’il y a de levées, et au total, 45 000 objets seront mis au jour.
Dans ce travail minutieux et exhaustif, Maurice Dunand est épaulé par son épouse Mireille, une scientifique de formation à l’esprit vif, qui veille sur les publications de son mari. « Pendant des décennies, elle a été sa collaboratrice la plus active, se souvient Rolf A. Stucky. Mireille tenait l’inventaire des découvertes, en rédigeait soigneusement les fiches, notant aussi bien la légende d’une petite monnaie en bronze que le décor d’une statue en marbre. »
Entre 1930 et 1950, la méthode Dunand est plébiscitée par nombre de ses pairs. Mais elle a un revers. Pour mener ces fouilles de grande ampleur, il faut exproprier certains habitants. Les expulsions vont commencer peu après l’arrivée de Dunand sur le site et se poursuivront jusqu’en 1978. À la fin des années 1920, les habitants de Byblos lancèrent une pétition pour conserver les objets découverts dans un musée à l’intérieur de la citadelle. En vain !
Malédiction phénicienne
« C’est pourquoi, nous avons tenu à associer l’histoire de ses habitants, expropriés au cours du demi-siècle de fouille de Maurice Dunand, à l’exposition que nous consacrons à Byblos avec le Musée du Louvre au printemps prochain ici sur le site. C’est une façon de leur rendre hommage pour les sacrifices qu’ils ont consentis », ajoute Tania Zaven, en montrant un bouquet de Mathiola crassipholia, des fleurs endémiques de Byblos.
En 1929, Maurice Dunand a fait déplacer, pierre par pierre, le théâtre romain, dont l’emplacement était sur la plus ancienne porte d’accès à la cité. Il fit de même pour le temple des Obélisques du XVIe siècle avant J.-C., placé à l’origine au-dessus du Temple en L, ainsi dénommé en raison de sa forme.
Au pied de la citadelle médiévale, on aperçoit encore de vieilles charrettes figées sur une antique voie ferrée, qui servaient à déblayer le site et transporter les pierres vers la mer. Byblos et son célèbre port en contrebas, d’où furent exportés du vin et du bois de cèdre vers l’Égypte et la Grèce, sont passés à la postérité. Dès le IVe millénaire avant J.-C., Byblos est un centre commercial actif. Ces liens avec l’Égypte vont marquer l’art et la culture du site.
Au milieu du IIIe millénaire avant J.-C., la cité-État de Byblos est colonisée par les Phéniciens, et devient un centre religieux important. On y pratique le culte d’Osiris. Dans une dépression de 20 mètres de profondeur, la source Aïn al-Malik témoigne encore de ce passé glorieux. C’est là que, selon la version de Plutarque du mythe d’Osiris qui donnerait la vie dans l’au-delà, Isis venait pleurer Osiris, l’une des principales divinités du panthéon égyptien.
Le site est célèbre pour son sarcophage d’Ahiram, roi de Byblos pendant la période phénicienne, qui a été découvert, dans la nécropole où furent enterrés les monarques de la cité antique, par Pierre Montet en 1922, quatre ans seulement avant l’arrivée de Maurice Dunand. Datant de 1 000 ans avant J.-C., le sarcophage d’Ahiram comporte la plus longue transcription phénicienne, une malédiction envers ceux qui voudraient détruire la tombe.
La pièce est aujourd’hui entreposée au Musée national de Beyrouth, avec d’autres œuvres découvertes par Maurice Dunand à Byblos, mais aussi au temple d’Echmoun, près de Saida, à 60 km au sud de Beyrouth. Entre 1963 et 1979, Dunand et ses équipes y dégagèrent le sanctuaire extra-urbain d’Echmoun à la source sacrée Ydal.
Mais à partir de 1975, le Liban plonge dans la guerre civile. Soucieux de ne pas interrompre ses fouilles, « chaque semaine Dunand faisait la navette entre Saïda et Byblos par bateau », se remémore Rolf A. Stucky. « Comme il était presque sourd, il n’entendait ni les coups de fusils ni le bruit des canons, il nous racontait que l’ambiance était plutôt calme », sourit son ami suisse.
Mais à partir de 1980, la situation politique ne lui permet plus de travailler. Cette même année 1980, les Dunand quittent définitivement leur seconde patrie pour rentrer dans la maison paternelle du village de Loisin en Haute-Savoie, où Mireille décède en 1985 et Maurice deux ans plus tard.
Avant de mourir, l’archéologue vendit ses inestimables archives à l’université de Genève. Du Levant, Dunand avait rapporté sa documentation, sa bibliothèque, les meubles de son bureau – y compris ses kilims – ses accessoires et ses outils de recherches. Furieuse de voir ce trésor passé en Suisse, la France accusa Maurice Dunand d’ingratitude, après avoir promis de léguer ses précieuses archives au centre archéologique de Valbonne, près de Cannes.
Bataillle autour de ses archives
Mais l’archéologue, qui avait modifié son testament à la suite d’un versement français promis mais jamais honoré, avait une dent contre l’administration française. À la fin des années 1920, Paris lui avait préféré Henri Seyrig, ancien secrétaire général de l’École d’Athènes, au poste de directeur des antiquités auprès du haut-commissaire de France pour la Syrie et le Liban, alors sous mandat français. « Sa déception fut immense », se souvient Rolf A. Stucki, qui relève toutefois que ses amitiés pétainistes ne l’aidèrent pas, alors que le général de Gaulle séjourna au Liban entre 1929 et 1931.
La bataille autour des archives de Maurice Dunand connut un nouveau développement en 2010 lorsque le Liban, plus de dix ans après en avoir fait la demande, parvint à rapatrier des milliers de documents originaux stockés à l’université de Genève, y compris son appareil photo, son compas ainsi que ses règles gradées de mesure. Le pays du Cèdre négocie encore avec la Suisse le retour des archives de Maurice Dunand à Echmoun. Histoire de se réapproprier un pan de son riche passé, entretenu par un amoureux de l’Orient.