Un des effets attendus de la guerre russo-ukrainienne est, à l’évidence, l’effondrement d’un certain ordre international né de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, consacré par les Accords de Yalta et la mise en place de l’ONU, dominée par les » vainqueurs » de l’Allemagne nazie, les pays membres du Conseil de Sécurité. L’offensive russe a-t-elle balayé cet ordre international ? Il est légitime de craindre le pire en se posant l’angoissante question : on fait quoi après Yalta ?
En 1648 prit fin la terrible guerre de Trente Ans qui opposa Catholiques et Protestants en Europe, notamment sur les territoires du Saint-Empire Romain Germanique. Les Traités dits de Westphalie, négociés par la plupart des puissances européennes, à l’exclusion de la Russie tsariste qui n’était pas impliquée dans ces guerres, créèrent un ordre international nouveau, celui de l’État moderne dont les deux principaux pivots sont les notions de souveraineté et de suprématie territoriale. La Moscovie, ou Troisième Rome, est demeurée, selon la vieille tradition romano-byzantine, fidèle à la doctrine impériale ou tsariste, avide de conquêtes territoriales, alors que le Saint Empire Germanique fut morcelé en plus de 350 États souverains sous la férule d’un empereur quasi de façade. Ce point est fondamental pour comprendre le mode de raisonnement du pouvoir à Moscou : tsariste, stalinien ou poutinien. On notera au passage que certaines régions occidentales de l’actuelle Ukraine, firent partie du système westphalien ayant été intégrées au Royaume de Pologne-Lithuanie. C’est depuis cette époque qu’existe un certain » narcissisme des petites différences » entre slaves orientaux de Moscovie et slaves orientaux proches de l’Occident (Ruthénie, Volhynie, Galicie, Podolie). Ces différences s’accentueront avec le temps jusqu’à faire, au XIX° siècle, du dialecte ukrainien une quasi langue russe distincte du russe de Moscovie. Ceci, évidemment, exacerbe la question de la légitimité de l’identité de la Rûs dont Kiev fut le berceau historique.
Après les guerres napoléoniennes, l’ordre westphalien s’effondra et fut remplacé par la Sainte-Alliance suite au Congrès de Vienne lequel eut la sagesse de ne pas humilier le pays vaincu, en l’occurrence la France. Tel ne sera pas le cas après la guerre de Crimée en 1856, la guerre franco-allemande de 1870, le Traité de Versailles qui humilia l’Allemagne pour aboutir enfin au Traité de Yalta qui créa l’ordre international que nous connaissons depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Yalta écrasa l’Allemagne nazie mais engendra un monde bipolaire, celui de la guerre froide avec, d’un côté l’OTAN mené par les États-Unis et, de l’autre, le Traité de Varsovie sous la direction de l’ex-URSS. En 1991, l’URSS s’effondra mais l’ordre bipolaire de Yalta demeura. D’anciennes républiques soviétiques rejoignirent l’OTAN, mais contre qui ? Il n’y avait plus d’URSS et son Traité de Varsovie. La vieille politique de » containment » de l’ancienne URSS se poursuivit mais cette fois-ci contre la nouvelle Russie. On se souvient des conditions terribles que le peuple russe connut dans la décennie 1990. C’est ce qui explique la paranoïa actuelle anti-occidentale des dirigeants russes, notamment ceux du clan Poutine, fortement influencés par les idées radicales d’un eurasisme carrément panslaviste et fasciste, comme celles d’Alexandre Douguine, le Raspoutine de Poutine.
Au-delà des intérêts économiques évidents du conflit actuel russo-ukrainien, au-delà des enjeux géostratégiques des gazoducs et des oléoducs qui alimentent l’Europe Occidentale, au-delà du désir de territoire et de toutes les considérations de politologues, il y a l’histoire des longues durées ; il y a les stratifications qui forgent un imaginaire collectif et sont déterminantes dans la prise des décisions politiques. La question de l’identité d’une russité, la légitimité de l’existence d’un État-nation westphalien en son sein, appartiennent à cette catégorie de facteurs à la fois irrationnels et déterminants.
Et maintenant, on fait quoi ? L’affaire ne concerne pas uniquement le Donbass dans l’Est ukrainien ou la Ruthénie subcarpathique à l’Ouest. L’enjeu stratégique majeur est l’isthme, ou couloir, qui relie la Mer Baltique à la Mer Noire et qui concerne beaucoup de monde : Estonie, Lettonie, Lituanie, Biélorussie, Pologne orientale, Slovaquie, Ukraine. Bref, de Riga à Odessa ce couloir est vital pour la stabilité de l’Europe car il a toujours constitué la voie de passage de toutes les conquêtes mais aussi de tous les échanges.
Si Poutine, suite à son aventure ukrainienne, parvient à contrôler ce » corridor des Varanges » comme on disait jadis, l’Europe Occidentale n’est plus qu’une presqu’île, perdue en mer, de l’immense continent asiatique. Stabiliser ce couloir de communication, voire le neutraliser, semble être une solution raisonnable pour un nouvel ordre international post-Yalta mais cette fois-ci multipolaire. Les stratèges n’ont qu’à faire preuve d’imagination et ils trouveront. Dans ce monde qui émerge, Moscou a sa place ainsi que Pékin et d’autres métropoles de l’immense Eurasie, sans oublier le Moyen-Orient.
Pour le moment, c’est le peuple ukrainien qui paie les pots cassés par un dictateur sanguinaire, nostalgique d’empire et une mosaïque de démocraties qui n’ont pas encore compris que le monde a changé, que l’époque coloniale est derrière nous et que les sanctions économiques sont des leurres, encore plus inefficaces et plus ridicules que les bonnes vieilles canonnières.
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