En mars 2011, le « Centre Culturel Bruxellois » organisa aux « Halles de Schaerbeek » un symposium international au titre on ne peut plus déconcertant : « Beyrouth, paradigme de la guerre civile universelle permanente ». Aux côtés des philosophes Thomas Berns et Lieven de Cauter, plusieurs intellectuels libanais y participèrent comme l’architecte-urbaniste Jad Tabet, l’anthropologue Ghassan Hage, la politologue Jihane Sfeir, l’écrivain Elias Khoury etc. L’argument de ce colloque pose Beyrouth (et donc le Liban) comme modèle paradigmatique de l’avenir d’un monde où la confusion se généralise de plus en plus : mélange des identités collectives ; virulence accrue de toutes les idéologies totalisantes religieuses et profanes, ainsi que de leur corollaire, la guerre contre le terrorisme à la définition si floue et si nébuleuse.
En cette veillée de bataille électorale aux contours on ne peut plus confus ; au milieu du cliquetis cacophonique des armes, il est bon de revenir sur cet état supposé de guerre civile latente et permanente qui caractériserait le Liban et qui constituerait un modèle d’avenir pour les cités du monde globalisé. Pour les « modernes » que nous sommes, héritiers supposés du siècle des Lumières, la notion de guerre civile est si dérangeante que la plupart des observateurs l’écartent d’emblée de leur champ de réflexion. Le conflit interne est, à nos yeux contemporains, un tabou indépassable depuis que Hobbes, dans son Léviathan, en a décrété l’interdiction. Dans un essai récent qu’il intitule «La guerre civile », le philosophe italien Giorgio Agamben propose une doctrine de la guerre intestine ou civile, distincte de la guerre externe inter-étatique. Depuis le XVIII° siècle, nous vivons dans un certain confort intellectuel, celui de la conviction, ou de l’illusion, que l’Etat-Nation aurait définitivement neutralisé l’ennemi intérieur et instauré une paix permanente dans la cité, scellant ainsi le contrat social.
La notion d’ennemi s’appliquerait exclusivement, pensons-nous, à une collectivité hors-frontières. Dès lors, il ne saurait y avoir de guerre qu’externe, entre Etats. La violence guerrière demeure, à nos yeux, étrangère à la dynamique même de la cité. « Le » politique, au sens du vivre-ensemble au sein d’une communauté dans une cité, demeure incompatible avec toute déchirure interne, ou toute « stasis », terme par lequel les Grecs qualifiaient la guerre civile. Giorgio Agamben propose justement une théorie de la « stasis » qui, de manière paradoxale, signifie, à la fois, « guerre civile » et « repos ». Une telle ambivalence révèle un secret bien gardé, à savoir la violence fondatrice de la cité, la dynamique multiforme de la guerre civile comme un « paradigme constitutif de la politique ». Evoquant cette même problématique, le sociologue Jacques Beauchard parle de « l’ennemi au cœur du politique ».
Pour les Grecs anciens, cette violence interne est essentielle à la cité, au point que celui qui n’y participe pas se trouve déchu de ses droits politiques. Mais comment en sortir ? En 403 (avant JC) les Athéniens restaurent la démocratie en faisant le serment d’oublier la douleur de la violence de leurs conflits. De plus, en vue de prévenir les guerres civiles, ils ordonnaient par décret aux anciens belligérants d’oublier le passé. Le nouvel ordre ainsi établi n’est plus fondé sur la mémoire mais sur l’oubli. Il déplace la déchirure du registre de l’affrontement violent par les armes, vers celui de la puissance orale du verbe et d’une éloquence rhétorique nouvelle : celle des assemblées délibératives.
Comment expliquer et comprendre le fait que les groupes belligérants imbriqués demeurent incapables de panser les plaies ? Ils préfèrent la fuite en avant : ne pas respecter les règles et les procédures constitutionnelles, prolonger les mandats parlementaires, induire par la force l’issue d’un processus délibératif démocratique etc. Ce ne sont là que métaphores et symptômes des vieilles déchirures qui saignent. Aucun oubli apaisant ne semble possible. Les prochaines élections législatives changeront-elles quelque chose à cet état ? Il est permis d’en douter.
« Le » politique libanais ne parvient pas à émerger de la « stasis » permanente. Il ne cesse d’advenir. Le Liban se trouve dans un état d’instabilité, une sorte de maladie chronique de la cité, prisonnière d’un compromis boiteux qui est au corps social ce que sont les névroses au sujet individuel. C’est Sigmund Freud qui exprime le mieux cette situation pathologique, dans L’Homme Moïse, lorsqu’il écrit, à propos des processus névrotiques : « Ils ne sont pas ou pas assez influencés par la réalité […] Ils sont en quelque sorte un Etat dans l’Etat, un parti inaccessible, impropre à la collaboration, qui peut cependant réussir et dominer l’autre […] et le plier à son service ».
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*Beyrouth