ENQUÊTE – Les Américains ont laissé fuir les djihadistes de Raqqa qui auraient abandonné en contrepartie un site pétrolier majeur. De leur côté, les Russes déploient des mercenaires pour garder les installations pétrolières reprises à Daech.
Envoyé spécial à Damas
Un homme appartenant à la tribu arabe des Chammar travaille dans une raffinerie de pétrole dans le nord de la province de Hassaké, dans le nord de la Syrie. Ce territoire est aujourd’hui tenu par les forces kurdes pro-américaines.
Dans l’immensité du désert, entre champs pétroliers et sites mésopotamiens dominant l’Euphrate, se joue une grande partie de l’avenir de la Syrie. Le pays, ravagé par sept ans de guerre, restera-t-il uni en un seul bloc au fur et à mesure que Damas regagne du terrain sur Daech ? Ou serat-il, lorsque les armes se seront tues, amputé de territoires tenus aujourd’hui par les forces kurdes proaméricaines dans le nord-est du pays ?
Le long du fleuve qui s’écoule jusqu’à l’Irak voisin, l’armée syrienne, alliée à la Russie et à l’Iran, est en concurrence frontale avec des combattants kurdes et arabes (FDS), appuyés par les États-Unis, pour récupérer le terrain cédé par Daech. La dernière grande bataille se joue à Abu Kamal, ville frontière avec l’Irak, que des djihadistes cachés dans des tunnels ont reprise à Damas, le 11 novembre, quelques jours après l’avoir perdue.
Mais ces ultimes combats dans le désert cachent un autre enjeu plus important à terme. Un triple enjeu en fait: quel sera l’avenir des Kurdes syriens qui aspirent à une certaine autonomie ? Que deviendront les bases américaines qui les protègent et qui contrôlera le pétrole, arme indispensable pour financer les ambitions des uns et des autres ?
Dans le salon de sa maison près du quartier rebelle de Jobar à Damas, Naji Homsi déplie la carte des installations pétrolières dans cette région au centre de toutes les convoitises. «Regardez les pipelines, l’un part vers Homs à l’ouest, l’autre vers Baniyas sur la Méditerranée, un autre vient de l’Irak », commente ce spécialiste du pétrole, au chômage depuis qu’il a quitté Deir ez-Zor en 2013.
800 millions de dollars partis en fumée
La plupart de ces puits, passés ensuite aux mains des djihadistes de l’État islamique, ont été repris ces derniers mois, grâce à l’appui américain, par les forces arabo-kurdes. « Mais aujourd’hui que le régime syrien regagne du terrain, la politique américaine vise à empêcher Bachar el-Assad de reprendre ces puits », confie un ambassadeur arabe à Damas.
Début octobre, l’armée syrienne s’est approchée de Conocco, la plus importante installation de gaz de Syrie, tenue par Daech, à une quinzaine de kilomètres de Deir ez-Zor. Mais dans un bombardement, l’aviation américaine avait déjà détruit la salle des opérations pour que Daech ne l’exploite pas. « 800 millions de dollars investis par le gouvernement syrien sont partis en fumée », constate, amer, un homme d’affaires à Damas. « Ce ne sont pas n’importe quelles pièces qui sont détruites, renchérit Naji Homsi, mais des pièces détachées que l’on ne trouve pas sur le marché syrien, il faudra les acheter en Europe ou aux États-Unis, or la Syrie est sous sanction, donc ce sera théoriquement impossible. »
Le dernier épisode de cette guerre des sables eut lieu fin octobre autour du champ d’al-Omar, le plus important de Syrie (200 000 barils/jour avant 2011), à une quinzaine de kilomètres de la ville de Deir ezZor que Damas a reprise à Daech, avant les FDS, début novembre. L’armée syrienne était à 3 km seulement d’al-Omar, tenu par les djihadistes. Mais soudainement, l’aviation américaine a héliporté des forces arabo-kurdes positionnées à 45 km plus à l’ouest.
« J’accuse les Américains d’avoir entériné un accord entre les Kurdes et Daech, gronde Nawaf Bashir, un leader tribal de Deir ez-Zor. Les Kurdes ont autorisé 400 djihadistes à évacuer Raqqa vers Abu Kamal et en contrepartie, Daech a laissé les FDS prendre alOmar. En une heure, dit-il, les pro-Américains ont repris le champ sans que Daech combatte. » D’où les critiques acerbes de la Russie qui accusa Washington de « troubler » les opérations antiterroristes dans cette région. D’autant que dans la foulée, les FDS ont repris également al-Jafra plus au nord, exploité avant la guerre par Total.
Milice privée russe
Pour contrer Washington, Moscou déploie des centaines d’hommes qui montent la garde autour des installations pétrolières reconquises à Daech. Il s’agit en fait de mercenaires privés appartenant à la société Evro Polis, dirigée par un oligarque Evgueni Prigozhin, proche de Vladimir Poutine, et à ChVK Wagner, qui recrute parmi des anciens « volontaires » de la Crimée. Ces « gros bras » opèrent déjà près de Palmyre au sud de Deir ez-Zor, où ils ont entamé la réparation des infrastructures stratégiques. Car le temps presse. Les entreprises pétrolières russes sont déjà à pied d’oeuvre. En vertu d’un accord arraché à Bachar el-Assad, Moscou devrait rafler l’essentiel de la production pétrolière dans la Syrie de demain, laissant aux Iraniens les minerais, l’agriculture et certaines activités de raffinage.
Dans ces régions du Nord-Est, peuplées d’Arabes et de Kurdes, de plus en plus d’Arabes se sont, sous pression américaine, enrôlés depuis un an avec les forces kurdes pour chasser Daech. « Six mille membres de ma tribu, les Bagharas, ont combattu Daech avec les Kurdes à Raqqa », affirme Nawaf Bashir. « Mais quand ils vont voir que les Kurdes ne peuvent ni gérer Raqqa, et encore moins Deir ez-Zor, où les Arabes les détestent, les membres de ma tribu reviendront dans le giron de l’État syrien. » Celui-ci les courtise. Nawaf Bashir est une plus belle prise de guerre. En 2011, il a rejoint l’opposition syrienne en exil à Istanbul. « Mais j’ai rapidement découvert que c’est l’étranger, le Qatar en particulier avec ses alliés Frères musulmans, qui dictait notre agenda », se souvient le chef de clan en costume-cravate. En 2013, Nawaf Bashir a frappé de nouveau à la porte du pouvoir. « Cela m’a pris trois ans avant de rentrer, dit-il, des gens ici à Damas n’y étaient pas favorables ». Menacé, il arrive au rendez-vous avec son escorte tribale. Pour prix de son ralliement, il a donné 600 hommes de sa tribu qui ont combattu à Deir ez-Zor au côté de l’armée syrienne et de ses alliés, le Hezbollah libanais et les Iraniens qui leur auraient donné des armes.
De quel côté vont pencher les tribus arabes de l’Est syrien ? « C’est l’argent qui les intéresse, elles iront avec le plus fort », tranche Tareq Ahmad, un responsable de la province de Homs.
Damas pourrait apparaître comme un recours, un moindre mal. « Regardez à Raqqa, rien ne se passe », constate Nawaf Bashir. La ville a été anéantie à plus de 80% par quatre mois de bombardements de la coalition. «La situation humanitaire n’a jamais été aussi mauvaise », regrette le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). De 90 000, le nombre des réfugiés entassés dans des camps de fortune a grimpé à 300 000. « Les gens vont commencer à se plaindre », avertit le CICR. Or, en visitant la ville libérée, l’émissaire américain pour la lutte anti-Daech, Brett H. McGurck a bien prévenu : « On ne fera que de la stabilisation pas de reconstruction. » Bref, pas d’argent tant que Bachar el-Assad sera au pouvoir.
Des loyalistes affirment que Nawaf Bashir sera l’homme que Damas réinstallera, le moment venu, à Raqqa. « Une ville toujours occupée tant qu’elle n’est pas reconquise », a averti le ministre des Affaires étrangères, Walid el-Mouallem. « Le pari du régime de réinstaller Nawaf Bashir à Raqqa ne marchera pas », assure Abou Leyla, un opposant du nord-est, joint au téléphone. «Bashir s’est discrédité en revenant avec le régime.»
Américains et Égyptiens ont un autre homme dans leur chapeau : Ahmed Jarba, chef tribal de l’Est syrien et ancien leader de l’opposition à Assad. « Il a de l’argent, qu’il avait amassé du temps de Bandar Ben Sultan, le prince saoudien qui en avait fait son homme », confie un journaliste à Damas.
Une autonomie kurde
Dans ce grand jeu, « combien de temps les États-Unis vont-ils soutenir les Kurdes ? », s’est récemment interrogé, Robert Ford, l’ancien ambassadeur de Washington à Damas. Dans la région, le Pentagone dispose de plusieurs points de présence, en plus de deux bases entre Raqqa et Qamichli, où des avions peuvent atterrir. « Les Américains resteront dans le Nord-Est quelque temps encore », assure l’ambassadeur arabe à Damas. « Ils le doivent pour contrer l’avancée iranienne dans cette région limitrophe de l’Irak ». Dans cette zone multiethnique, une autre menace affleure. « Si les Américains lâchent les Kurdes, dans certaines villes comme Hassaké, les Arabes pourraient les attaquer », prévient le journaliste syrien précité, qui rappelle que l’avancée kurde de ces dernières années s’est faite parfois aux prix d’exactions contre des civils arabes.
En attendant, « les Kurdes prennent des gages territoriaux pour mieux négocier », analyse le chercheur Fabrice Balanche à Washington. Un haut responsable militaire kurde est allé récemment à Moscou. Habilement, les Kurdes jouent de leurs amitiés avec les Américains, qui leur ont livré des armes, et avec les Russes, qui sont prêts à leur accorder une certaine autonomie dans la Syrie de demain. « On pourra leur concéder que le gouverneur de ces régions ne soit plus désigné par Bachar el-Assad, mais élu par leurs habitants », confie un proche du président.
Sous la pression de Moscou, Damas a dû faire des concessions. « Pour la première fois, mi-octobre, j’ai été autorisé par le régime syrien à présenter un projet kurde devant les principaux responsables du parti Baas », avoue Omar Oussi, ancien proche du leader kurde Abdullah Öcalan, resté favorable à Damas. Certaines sources ont même évoqué une offre du régime d’offrir aux Kurdes une certaine autonomie en échange de quoi ceux-ci se retireraient des territoires arabes du nord-est de la Syrie. Bref, alors que Daech recule, d’autres grandes manoeuvres ont commencé.
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