L’ÉCLAIRAGE
Les espoirs des Libanais dans la formation prochaine d’un gouvernement de rassemblement se sont finalement évaporés et les tractations dans ce domaine sont revenues à la case départ, plus de dix mois après les consultations qui ont débouché sur la désignation de Tammam Salam au poste de Premier ministre.
Le processus, qui paraissait au point d’aboutir, s’est en effet brisé contre le mur dressé par le chef du CPL, le général Michel Aoun, qui conteste la rotation des ministères et tient à garder entre ses mains les portefeuilles de l’Énergie et des Télécoms et à obtenir en plus un ministère régalien.
Le général Aoun estime qu’il est pris pour cible à la fois par la rotation telle qu’elle est envisagée et par le refus du Premier ministre désigné de se concerter avec les différents partenaires sur la répartition de l’ensemble des portefeuilles.
De son côté, le président de la Chambre, Nabih Berry, met un bémol à son action destinée à aplanir les obstacles devant le gouvernement de rassemblement et explique à qui veut l’entendre qu’il a « achevé son service ». Dans le même temps, les sources proches de Ain el-Tiné tentent de se défaire de toute responsabilité au sujet du principe de la rotation, en rappelant que c’est M. Salam qui, dès sa désignation, a posé ce principe parmi les critères qu’il entend mettre en œuvre pour former le cabinet.
Les milieux du Premier ministre désigné révèlent quant à eux que le chef du PSP, Walid Joumblatt, en informant M. Salam du compromis gouvernemental imaginé par le Hezbollah, avait précisé que ce compromis était fondé sur l’acceptation par les composantes du 8 Mars, et en particulier par le tandem chiite Amal-Hezbollah, de la formule des « trois 8 » (huit ministres au 14 Mars, huit au 8 Mars et huit aux centristes) et de la rotation à la tête de tous les ministères, moyennant le renvoi de la discussion sur la déclaration ministérielle à la phase qui suit la mise sur pied du gouvernement. C’est la raison pour laquelle nombre d’observateurs politiques se montrent surpris face à ce qu’il faut bien considérer comme une dérobade du tandem chiite, et notamment du Hezbollah. Ce dernier, qui se proclame solidaire du général Aoun, ne veut pas assumer la responsabilité de son recul et de l’extinction des moteurs par M. Berry après avoir fait la promotion du compromis proposé.
Au sein du 14 Mars, on multiplie les interrogations : mais que s’est-il donc passé pour que le Hezb se décide subitement à foncer de la sorte en direction de la formule des « trois 8 » avec la rotation, puis à se rétracter? Et pourquoi le parti de Dieu a-t-il jugé bon d’impliquer M. Joumblatt dans cette initiative puis de le lâcher après que ce dernier eut réussi à persuader les deux têtes de l’exécutif de la nécessité de tourner la page du gouvernement « neutre »? Pourquoi tout ce tapage a-t-il été fait autour d’une formule destinée à être avortée? Le Hezbollah ne s’était-il pas concerté avec les autres composantes du 8 Mars avant d’exposer sa formule au chef du PSP ? Et s’il ne l’a pas fait, comment peut-il se permettre de se lancer tout seul dans une telle initiative ?
En fait, un responsable bien informé des tractations autour du processus gouvernemental révèle que le président de la République, Michel Sleiman, et le Premier ministre désigné s’étaient bel et bien enquis de la position du général Aoun devant les « deux Khalil » (les négociateurs du tandem chiite : Ali Hassan pour Amal et Hussein pour le Hezbollah), venus leur exposer le compromis souhaité et réclamer l’abandon du cabinet « neutre ». Or les deux négociateurs avaient répondu qu’ils s’exprimaient au nom de toutes les composantes du 8 Mars, que la question du général était de leur ressort et qu’il n’y avait aucun problème à ce sujet.
Cependant, comme le relève un ministre sortant, il est apparu qu’au contraire, le CPL n’avait pas été prévenu, ce qui a poussé ce dernier à hausser le ton, y compris à l’égard de ses alliés.
Pour les observateurs, il est clair que dans cette affaire, le Hezbollah a voulu essentiellement fuir toute responsabilité dans le blocage du processus gouvernemental et l’endosser à d’autres parties, adversaires ou même alliées. Cette fuite, estiment ces observateurs, était devenue nécessaire à ses yeux surtout après que Téhéran eut émis le souhait qu’un gouvernement soit mis sur pied pour préserver la stabilité au Liban et, surtout, à la suite des déclarations du ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, selon lequel la décision de participer aux combats en Syrie a été prise au niveau du Hezbollah lui-même et non pas de Téhéran.
Toujours selon ces mêmes observateurs, le Hezbollah a pris alors l’initiative du compromis des « trois 8 », tout en soupçonnant que le général Aoun allait refuser de céder les ministères de l’Énergie et des Télécoms, de sorte que ce serait finalement ce nœud-là qui empêcherait le gouvernement d’être formé.
De cette manière, souligne-t-on, le Hezb n’aurait pas seulement réussi à déplacer la responsabilité du blocage, mais aussi et surtout à modifier la nature de ce blocage. Pendant les dix mois précédents, il s’agissait essentiellement de lui, de sa participation à la guerre en Syrie et des options politiques du gouvernement en général, alors qu’à présent ce qui bloque, ce sont les considérations liées à la répartition des lots gouvernementaux.
Comme le déplore un député du 14 Mars, le Hezbollah a donc une fois de plus « dénaturé les faits » en détournant l’attention des questions politiques fondamentales vers les disputes autour du « fromage ».