Nouvel épisode dans la guerre de succession: tout en faisant croire que celle-ci est plus ouverte, et qu’il se pose en vrai réformateur du royaume, Abdallah viserait en fait l’isolement du clan des Sudeiri et le raffermissement de son pouvoir. Ce que tend à confirmer la nomination des nouveaux ministres.
En octobre 2006, le roi d’Arabie, Abdallah Bin Abdelaziz, publiait un décret royal concernant la création d’un nouvel organisme appelé Haïat al-bay’a (Conseil de désignation et d’allégeance). Composé de trente-cinq membres de la famille royale – dont lui, – il lui incombe, entre autres, de nommer le prince hériter. Cette démarche constituait auparavant l’une des multiples prérogatives du roi. Pour certains, cette mesure a été un pas en direction de la réforme des règles de succession ; d’autres n’y ont vu qu’une formalité ne modifiant en rien ces règles, dans la mesure où c’est le roi qui propose à ce conseil le ou les noms des candidats à cette fonction. D’autant que cette instance est composée exclusivement des fils et de certains petits-fils du fondateur du royaume. Ainsi le monarque reprend-il d’une main ce qu’il a concédé de l’autre.
L’un des objectifs tactiques que le roi Abdallah a voulu atteindre avec ce conseil successoral était d’élargir sa marge de manœuvre auprès des ténors de la famille royale. Jusqu’ici, le nombre des fils du roi Ibn Saoud qui avaient leur mot à dire dans la désignation du roi était très réduit, dix au maximum, dont le clan des Sudeiri qui en comptait sept avant la mort du roi Fahd en 2005. Ce clan est constitué des fils d’Ibn Saoud issus de son mariage avec Hissah al-Sudeiri, son épouse favorite, qui détiennent les plus hauts postes au royaume : Sultan est ministre de la Défense et de l’Aviation et premier vice-président du Conseil des ministres (qui fait office de facto de prince héritier) ; Nayef est ministre de l’Intérieur ; Salman est l’émir de la région de Riyadh ; Abdurrahmane est vice-ministre de la Défense ; Ahmad est vice-ministre de l’Intérieur, et Turki II est résident au Caire.
Les dernières mesures prises par le roi Abdallah n’affectent pas directement l’influence des Sudeiri. Elles apparaissent même comme pouvant la renforcer. C’est la maladie du prince Sultan (85 ans), qui souffre d’un cancer du côlon et de ce fait réside depuis plusieurs semaines à l’extérieur du pays pour y suivre un traitement, qui apparaît comme la raison principale ayant amené le roi à créer un nouveau poste de deuxième vice-président du Conseil des ministres. Ce qui équivaut pratiquement à la nomination d’un prince héritier bis. Ce poste a été confié au prince Nayef (76 ans) qui deviendra donc le prince héritier si l’actuel détenteur du titre, le prince Sultan, vient à mourir.
La manœuvre n’a pas échappé au prince Talal, l’un des fils d’Ibn Saoud résidant à l’étranger, qualifié dans les années 1960 d’« émir rouge » en raison de ses diatribes continues contre le système de gouvernance dans le royaume. Dans un communiqué qu’il a publié à la suite de cette nomination, le prince Talal a exprimé sa crainte de voir la fonction de prince héritier reléguée au rôle d’« expéditeur des affaires courantes », exhortant le roi à préciser en quoi va consister la fonction de deuxième vice-premier ministre, et lui demandant de dire que le titulaire du poste ne deviendrait pas nécessairement un prince héritier. Autre point d’interrogation : qui va diriger le ministère de la Défense et de l’Aviation en cas de décès de son actuel occupant ? Restera-t-il entre les mains des Sudeiri, en faisant muter le prince Nayef de l’Intérieur à la Défense ? Mais alors qui occupera le poste de ministre de l’Intérieur occupé depuis trente-quatre ans par Nayef? Ou alors le prince Salman sera-t-il le futur ministre de la Défense?
Les observateurs ont remarqué que Salman n’a pas quitté son frère malade d’une semelle. Du coup, la rumeur court: le prince Sultan lui aurait promis, dans son testament, de lui léguer toutes ses fonctions en cas de malheur. Autres hypothèses : le poste pourrait revenir à l’un des enfants de Sultan, notamment Bandar Bin Sultan, ambassadeur saoudien aux États-Unis pendant vingt-deux ans, ou Khaled Bin Sultan, formé à l’Académie militaire royale de Sandhurst (Royaume-Uni).
Bien qu’il soit prématuré de poser ces questions – Sultan est encore en vie –, il semble inconcevable que le roi les ait laissées en suspens et qu’il n’ait pas déjà pris sa décision afin de parer à toute éventualité.
Si la forme est sauve en matière de succession du prince Sultan, ce n’est pas le cas dans d’autres domaines. Les autres décisions prises par le roi d’Arabie en février dernier retiraient de fait le tapis des pieds des Sudeiri, que ce soit dans l’armée, le Conseil d’Ech-choura (conseil consultatif désigné qui fait office de Parlement) ou un certain nombre de ministères et institutions publiques. Ainsi, un décret royal a nommé le général Hussein al-Qabil adjoint au chef d’état-major général. Il était auparavant au poste de commandant des forces terrestres, désormais occupé par le général d’état-major Abdurrahman al-Mourshid. Les deux généraux sont considérés comme des fidèles indéfectibles du roi au sein des forces armées.
Le roi a également nommé un nouveau président pour le Conseil consultatif, qu’il a recomposé pour la première fois depuis son investiture officielle en août 2005. Il y a fait entrer quatre-vingt-un nouveaux membres, tout en y maintenant les soixante-neuf anciens membres. Le changement a également touché le Conseil des ulémas (Haïat kibar al-‘oulama’) qui a été élargi à vingt membres représentant toutes les écoles juridiques sunnites, à l’exception notable de l’école chiite jaafarite, dont les adeptes forment pas moins de 10 % de la population du royaume.
Le roi Abdallah a procédé, dans la foulée, à la nomination de quatre nouveaux ministres à la Santé, la Justice, la Communication (confiée à Abdelaziz al-Khoja, ancien ambassadeur au Liban) et à l’Éducation (confiée à l’émir Fayçal Bin Abdalla Bin Mohammad, gendre du roi). Pour la première fois dans l’histoire du royaume, un poste ministériel est confié à une femme, Noura al-Faïz qui se voit nommée secrétaire d’état pour l’Éducation des filles.
Alors que les optimistes voient dans ces décisions une preuve de la volonté réformatrice du roi, qualifiant les nouveaux ministres de néo-réformateurs, certains n’y voient que le signe de l’affermissement de la poigne du roi sur l’appareil d’État, décrivant plutôt les ministres comme les « nouveaux hommes du roi ». L’hypothèse est crédible, si l’on prend en compte les autres décisions royales : remplacement du président du Haut Conseil de la magistrature du président du Comité la promotion de la vertu et la prévention du vice, plus connu sous le nom de Moutawa’, ou police religieuse chargée d’appliquer avec rigueur la charia islamique dans la vie publique, remplacement du président de l’Organisation gouvernementale des droits de l’homme. Celle-ci avait critiqué ouvertement dans son dernier rapport annuel certaines pratiques du ministère de l’Intérieur (ce qui équivaut à critiquer personnellement l’émir Nayef en sa qualité de ministre de l’Intérieur) et les dérives du comité de la police religieuse, notamment en ce qui concerne les arrestations arbitraires, les contrôles sans motif des lieux privés, l’interpellations des femmes non accompagnées par des tuteurs, de fait de contraindre les interpellés à signer des procès-verbaux sans les lire, et l’utilisation de voitures privées pour transférer les personnes arrêtées aux centres d’interrogation des Moutawa’.
Les décisions du roi sont loin de passer comme une lettre à la poste. Elles rencontrent une opposition, voire une résistance, farouche de la part de ceux qui s’estiment visés. Cela a été le cas à Médine, quand des affrontements violents ont éclaté dans le cimetière de Bouqay’ entre, d’un côté, les Moutawa’ et les salafistes extrémistes, et, de l’autre, un groupe de visiteurs chiites se rendant dans ce haut lieu de l’islam datant de l’époque du Prophète et où un grand nombre de figures emblématiques du chiisme furent enterrées. À en croire la police religieuse, les visiteurs chiites étaient plus de 5 000 et seraient venus pour déterrer les tombes des compagnons sunnites (sahaba) du Prophète ! Plusieurs centaines de chiites ont été arrêtées.
Pour certains, les Moutawa’ auraient surdramatisé l’incident pour souligner que leur pouvoir n’avait pas faibli et que les critiques à leur égard ne les empêchaient pas de sévir pour « défendre la doctrine sunnite sérieusement menacée par les chiites » (sic).
La gravité de la situation n’empêche pas les Saoudiens de se raconter avec humour ce scénario concernant le futur prince héritier : si tous les sujets du royaume pouvaient voter, ils choisiraient Bandar Bin Abdelaziz, un prince ermite qui fuit les projecteurs. Si le droit de vote est monopolisé par les seuls descendants de la dynastie Saoud, c’est Salman qui en sortirait vainqueur. Quant au prince Nayef, il n’aurait que sa propre voix. Ce n’est pas le cas du prince Sultan, qui obtiendrait toutes les voix qu’il pourrait acheter…
Au-delà de l’anecdote, constatons que la marge de manœuvre à l’intérieur de la dynastie est conditionnée par les faits suivants : le fondateur du royaume, Ibn Saoud, a épousé vingt-deux épouses qui lui ont donné plus de cinquante fils dont trente-cinq sont encore en vie. Le système de succession a été fondé historiquement, jusqu’ici, sur un équilibre délicat entre le pouvoir des tribus, le pouvoir juridique islamique et celui de la famille royale. Celle-ci compte aujourd’hui pas moins de 30 000 princes dans un pays assis sur le quart des réserves mondiales prouvés de pétrole.
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