Par Junzhi Zheng
INTERVIEW – Il y a cinquante ans jour pour jour, la grande Révolution culturelle prolétarienne plongea la Chine dans un tourbillon féroce. L’épreuve dura dix ans. Lucien Bianco, sinologue et historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), revient sur ce chapitre noir que Pékin a toujours du mal à assumer.
Quelle est l’attitude des autorités actuelles chinoises envers la Révolution culturelle?
Les autorités s’efforcent de maintenir le silence sur la Révolution culturelle, d’empêcher le peuple de s’informer sur ce douloureux et sinistre passé. Beaucoup plus favorable à la Révolution culturelle que je le suis moi-même, l’historien Wu Yiching, auteur du Cultural Revolution at the Margins, a été emprisonné plusieurs jours pour avoir fait son travail consistant à se documenter sur cette période.
Pourquoi le Parti communiste chinois (PCC) craint-il autant d’évoquer cette page de l’histoire?
Pour maintenir la fiction de sa légitimité. Il est impossible d’évoquer la Révolution culturelle sans rappeler ses horreurs et sans critiquer Mao. Or, le régime juge essentiel de préserver l’image «globalement favorable» du fondateur du régime et de masquer les extrémités auxquelles un régime aux abois a recouru pour survivre face à la situation chaotique qu’il avait lui-même suscitée.
Quel est l’héritage de la Révolution culturelle en Chine d’aujourd’hui?
Les aînés restent marqués par les traumatismes subis, parfois la honte de ce à quoi ils se sont prêtés. La plupart des autres sont tenus dans l’ignorance de ce qui s’est passé entre 1966 et 1976. On peut également tenir l’essor économique de la Chine durant les trois dernières décennies pour une conséquence paradoxale de la Révolution culturelle: les dégâts avaient été d’une telle ampleur que les dirigeants se sont rangés derrière le pragmatique Deng Xiaoping, bien décidé à renoncer à l’utopie, à combler le retard du pays et à remédier à la misère du peuple.
Du point de vue de l’historien, quels sont les dessous (faits méconnus, oubliés ou occultés) de la Révolution culturelle chinoise?
Je retiendrais la folie du Grand Bond, la famine la plus meurtrière de l’histoire humaine, dont les meilleures estimations oscillent entre 30 et 35 millions de morts de faim, le laogai, camp de rééducation par le travail et la vie de dizaines ou centaines de millions d’hommes durant les premières années de la Révolution culturelle. Mais, pour s’en tenir aux premières années du régime qui ont souvent meilleure presse, qu’a retenue l’opinion des quotas de propriétaires fonciers à exécuter dans chaque village ou canton durant la réforme agraire?
Qu’est-ce que la Révolution culturelle chinoise pour vous?
Un mélange de sauvetage désespéré de l’utopie et du pouvoir absolu du dictateur: Mao croyait sincèrement la révolution menacée par l’embourgeoisement du parti qu’il dirigeait et ne tolérait pas le moindre désaccord avec lui de la part de ses lieutenants directs.
Xi Jinping marche-t-il dans les pas de Mao? Et pourquoi?
Non. Il accapare un pouvoir énorme et propage son propre culte à l’instar de Mao, mais il est surtout préoccupé par un autre précédent: la tentative de Gorbatchev de réformer un régime irréformable. Je le vois donc surtout mener un combat d’arrière-garde: éviter ou prévenir toute évolution, toute réforme qui risquerait de devenir incontrôlable, de miner le monopole du pouvoir du Parti-État.