L’engagement pro-israélien à sens unique des Etats-Unis suscite l’incompréhension dans les capitales arabes.
Désinvestis du Moyen-Orient depuis des années, les Etats-Unis y ont-ils encore perdu en influence et en crédibilité, en l’espace de quelques jours déterminants ? A la suite du massacre commis par le Hamas en Israël, l’administration Biden s’est engagée sans nuance, et de plein cœur, aux côtés de l’Etat hébreu, lui laissant toute latitude pour sa riposte militaire. Ce n’est qu’une semaine après le début des hostilités que la diplomatie américaine a commencé à prendre en compte le sort des civils de Gaza, terrifiés par les bombardements israéliens, qui ont fait plus de 2 750 morts en neuf jours.
Mais sans résultats concrets pour l’instant. En dépit des tractations ardues qui se sont déroulées tout le week-end dans les capitales arabes visitées par le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, le terminal de Rafah, seule porte de sortie de Gaza, était toujours fermé, lundi 16 octobre en milieu de matinée. Le gouvernement égyptien, qui contrôle ce point de passage, conditionne son ouverture – qui permettrait l’évacuation de 500 binationaux pris au piège de la nasse gazaouie, dont des Palestino-Américains – à l’entrée dans le territoire palestinien de convois d’aide humanitaire. Ce donnant-donnant suppose que les bombardements israéliens cessent au moins le temps de l’entrée des camions. Un engagement que M. Blinken n’a visiblement pas pu obtenir de son allié israélien, en dépit de l’insistance de l’Egypte, de la Jordanie et des monarchies du Golfe.
M. Blinken avait entamé sa tournée à Amman, vendredi, avec une proposition à sens unique : l’évacuation de deux millions de Gazaouis vers le Sinaï pour permettre à Israël de mener son offensive terrestre contre le Hamas en limitant les victimes civiles. Déjà, 600 000 habitants ont fui vers le sud de l’enclave, suivant la consigne israélienne. Cette proposition, qui a ravivé le spectre d’une nouvelle Nakba (« catastrophe » en arabe), l’exil forcé de 700 000 Palestiniens lors de la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948, était inacceptable pour l’Egypte.
« Les pays arabes ont trop bien vu ce que signifie “accueil temporaire” : en Syrie, au Liban, en Jordanie, les réfugiés palestiniens sont toujours là », explique l’ancien député égyptien Mohamed Anouar Al-Sadate. Les Etats-Unis auraient tenté de convaincre Le Caire avec la promesse d’une aide financière ou d’un allègement de sa dette, alors que le pays s’enfonce dans une grave crise économique. Le président Abdel Fattah Al-Sissi a tranché, agitant le risque d’une déstabilisation du Sinaï, un foyer djihadiste : la « sécurité nationale de l’Egypte » est une ligne rouge.
Beaucoup d’incompréhensions
Dans un entretien à la chaîne Al-Arabiya, dimanche soir au Caire, Antony Blinken a reconnu en creux sa maladresse. « Nous avons entendu, j’ai entendu directement du président de l’Autorité palestinienne [Mahmoud] Abbas et de chaque autre leader auquel j’ai parlé dans la région, que cette idée était nulle et non avenue, donc nous ne la soutenons pas. » Une formulation étonnante. Elle signifie bien que c’est la colère des pays régionaux qui a déterminé la position de Washington, non choqué sur le principe même.
Interrogé sur la chaîne américaine CBS, dimanche soir, le président, Joe Biden, a aussi revu sa copie. Il a mis en garde contre une nouvelle occupation israélienne de Gaza, qui serait « une erreur ». Il a répété sa conviction que le Hamas devait être éliminé. « Mais il faut une autorité palestinienne. Il doit y avoir une voie vers un Etat palestinien », a-t-il poursuivi. Le président américain pourrait accepter l’invitation du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, à se rendre en Israël. Le président Sissi aimerait qu’il participe aussi à un sommet régional et international au Caire.
Beaucoup d’incompréhensions restent à dissiper, comme l’a illustré la tournée improvisée de M. Blinken. Ce dernier s’est rendu en Jordanie, où il a notamment vu Mahmoud Abbas. Les étapes suivantes de cette tournée ont été le Bahreïn, le Qatar, les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et enfin l’Egypte. Et, à chaque étape, la différence dans la manière dont la guerre est perçue par les émissaires américains et leurs interlocuteurs arabes a été flagrante. Un décalage qui met en lumière la fracture entre l’Occident et le monde arabe sur la question palestinienne. La prochaine venue de l’émissaire chinois pour le Proche-Orient, Zhai Jun, porteur d’un message de soutien sans ambiguïté aux Palestiniens, promet de fragiliser le discours occidental dans cette région. De même, le parallèle osé par Vladimir Poutine entre le siège de Gaza et celui de Leningrad pendant la seconde guerre mondiale, pour obscène soit-il aux yeux occidentaux en raison des crimes russes en Ukraine, résonne fortement dans la région.
Les Etats-Unis escomptaient une condamnation ferme et publique de l’attaque du Hamas par leurs partenaires arabes. Seuls les Emirats arabes unis ont exaucé leurs vœux. Le président Abbas s’y est finalement résolu, dimanche soir. Selon nos informations, la rencontre à Amman avait été marquée par une forte tension. M. Blinken a parlé d’une manière si brutale à Mahmoud Abbas que le roi Abdallah II de Jordanie a dû intervenir. « Blinken est venu pour envoyer des messages. En convoquant Abbas à Amman plutôt que de le rencontrer à Ramallah, il montre qu’il n’accorde aucune importance politique à Ramallah », estime Amer Sabaileh, un commentateur politique jordanien.
S’exprimant avec Abdel Fattah Al-Sissi, Antony Blinken a dessiné « deux voies pour la région » : celle d’une « plus grande intégration, de la normalisation, de la collaboration, de l’affirmation des droits des Palestiniens », et celle du Hamas, « qui n’offre rien d’autre que la mort, la destruction, la terreur, le nihilisme ». Mais cette alternative passe sous silence le fait que l’administration Biden a ignoré la question palestinienne depuis deux ans et demi. Par ailleurs, en dépit de l’exaspération que suscite l’Autorité palestinienne à Amman, au Caire ou à Riyad, ces capitales en font l’acteur incontournable d’une future solution négociée avec Israël, inquiets de la popularité croissante du Hamas.
Deux priorités pour Biden
Le président Sissi a même semblé faire la leçon à son invité américain. « La réaction d’Israël a dépassé le droit à la légitime défense » et s’est convertie en « une punition collective », a-t-il déclaré dimanche. Au cours de l’entrevue filmée dans un salon du palais présidentiel, le président égyptien s’est mis en scène, soulignant auprès de l’émissaire américain que « l’absence de perspective de résolution de la question palestinienne pendant quarante ans » a conduit à une « accumulation de haine et de colère ».
Le même discours de fermeté lui avait été assené à Riyad, quelques heures auparavant. Le prince héritier Mohammed Ben Salman a fait de la mise en place d’un cessez-le-feu et de la relance du processus de paix la seule voie vers la désescalade que M. Biden appelle de ses vœux. Le royaume a décidé de geler les négociations sur une normalisation avec Israël. Pour Riyad, il s’agit désormais de se protéger d’une escalade possible avec l’Iran et de préserver la détente qu’ils ont signée en mars. Les Américains ne désespèrent pas de voir le royaume endosser un rôle de médiateur entre Israël et les Palestiniens, pour ne pas compromettre définitivement la normalisation.
En neuf jours, l’administration Biden a géré cette crise avec deux priorités absolues : éviter une extension du conflit à la région et permettre la sortie des quelque 500 binationaux, bloqués à Gaza. Ce n’est que très tardivement que la donne humanitaire a été intégrée à l’approche diplomatique américaine. Dimanche, un diplomate chevronné, David Satterfield, a été désigné pour gérer cette urgence. Avant cela, à plusieurs reprises, Antony Blinken a dit que la population civile à Gaza ne devait « pas souffrir à cause des atrocités du Hamas ». Ce déni de la responsabilité directe de l’armée israélienne dans les souffrances de la population gazaouie est incompréhensible pour les acteurs de la région. D’autant que Washington, pour l’heure, refuse d’appeler à un cessez-le-feu.
En arrivant d’abord en Israël, Antony Blinken est apparu très ému et sombre, allant jusqu’à mettre en avant ses propres origines. « Je me présente devant vous non seulement comme le secrétaire d’Etat américain, mais aussi comme juif », a-t-il déclaré, au ministère de la défense. Les Israéliens ont été touchés. Mais cette référence à ses propres racines a été perçue dans les pays arabes comme le symbole d’un engagement partisan de Washington aux côtés d’Israël. D’autant que les images du supplice enduré par les Gazaouis occupent tous les écrans dans ces pays.