Cet ancien chef des services de renseignement a été l’exécuteur des basses œuvres d’Erdogan. Fidèle parmi les fidèles du président turc, il est considéré comme un successeur possible.
Pendant treize ans, Hakan Fidan est resté dans l’ombre de son protecteur, toujours présent, là quand il le faut, dans les réunions, dans les coulisses et sur les photos protocolaires, mais à bonne distance. Lorsque le président turc, Recep Tayyip Erdogan, voyageait à l’étranger, en compagnie de son ministre des affaires étrangères, Mevlut Çavusoglu, il était l’autre homme de la délégation, prince des ténèbres de la politique, aussi efficace que discret.
Aujourd’hui chef de la diplomatie turque, Hakan Fidan n’a jamais beaucoup parlé, mais, lorsqu’il dirigeait le Milli Istihbarat Teskilati (MIT), les services de renseignement turcs, sa voix n’en portait pas moins. Il avait l’oreille du chef de l’Etat. Au point qu’on le présentait comme le responsable politique le plus puissant du pays après son mentor. Le fidèle d’entre les fidèles, longtemps chargé des basses œuvres du régime, et possible successeur du président. Ce dernier n’a-t-il pas un jour affirmé, dans une formule éloquente, qu’il était « sa boîte noire » ?
Alors, quand Recep Tayyip Erdogan, réélu, jette son nom en pleine lumière en le plaçant à la tête du ministère des affaires étrangères, la décision ne surprend personne. Depuis longtemps déjà, on parlait de lui à ce poste. En tant que chef du renseignement, Hakan Fidan a géré les dossiers brûlants du Proche-Orient. C’est lui qui a préparé le terrain à la reprise des relations avec l’Egypte et l’Arabie saoudite. Lui, bien plus que son désormais prédécesseur Çavusoglu, qui a mené les tractations avec la Libye et aussi la Syrie, avec laquelle le président Erdogan tente de renouer par l’intermédiaire de Moscou.
Autonomie stratégique
Devant la presse, lors de la cérémonie de passation au ministère des affaires étrangères, le 5 juin, Hakan Fidan s’est fendu d’une phrase : « Je poursuivrai la vision nationale de la politique étrangère. » Ankara défend depuis des années une diplomatie fondée sur le concept d’autonomie stratégique, visant à déterminer, de manière indépendante, sans influence ni contrainte extérieures, sa propre politique sur la scène internationale. Un cadre qui colle comme un gant à cet habile touche-à-tout.
A Londres, le 21 juin, à la conférence internationale sur la reconstruction de l’Ukraine, Hakan Fidan a affirmé que « la Turquie [était] déterminée à garantir l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, y compris de la Crimée, l’ancienne patrie des Turcs tatars ». La précision en dit long sur le degré d’implication du gouvernement turc sur le dossier ukrainien. Lors d’une réunion dans la capitale britannique avec le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, qu’il a croisé à de nombreuses reprises dans le passé, le nouveau ministre lui donne du « merci, Tony ».
Et, lorsqu’un nouvel exemplaire du Coran est brûlé à Stockholm, il n’a pas de mots assez durs : « Tolérer des actes aussi haineux, c’est être complice. » Le message s’adresse évidemment à la Suède, qui voit s’éloigner chaque jour un peu plus la perspective d’une adhésion à l’OTAN, au sommet de l’Alliance à Vilnius, le 12 juillet, en raison des blocages hongrois et turc. C’est aussi une manière de flatter l’électorat islamo-nationaliste, socle du pouvoir d’Erdogan.
A 54 ans, l’ex-chef des services secrets possède un avantage rare en Turquie : il connaît non seulement l’armée de l’intérieur, mais également les arcanes et les méandres de l’administration civile. Né à Ankara, d’un père d’origine kurde, il sort diplômé à 18 ans de l’académie militaire et de l’école militaire des études linguistiques. Il sert comme soldat pendant quinze ans, avant de finir son cursus militaire en Allemagne, comme sous-officier dans une unité de la Force de réaction rapide de l’OTAN.
Une carrière dans le civil
Titulaire d’un double diplôme – licence de management à l’université du Maryland, aux Etats-Unis, et doctorat en relations internationales à l’université Bilkent, à d’Ankara – il décide de poursuivre sa carrière dans le civil. Auteur d’une thèse sur la politique énergétique de l’Iran, il est successivement affecté à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), à Vienne, puis à l’Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement, à Genève, avant de rejoindre l’Agence turque de coopération et de développement (TIKA), levier d’influence de la Turquie dans les pays en développement, en particulier les pays turciques. Vite repéré, il entre en 2007 dans le cabinet de Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, en tant que sous-secrétaire d’Etat adjoint, un poste de conseiller en politique étrangère.
En 2009, alors qu’Ankara tente de rapprocher l’Occident et Téhéran sur le dossier du nucléaire iranien, Hakan Fidan, impliqué dans la médiation, défend le droit de la République islamique à mener un programme atomique à des fins pacifiques. L’année suivante, il est propulsé à la tête du MIT, les services de renseignement turcs.
Il réorganise immédiatement l’agence, la rendant encore plus puissante en incorporant le renseignement militaire. Toutefois, les débuts de cet homme discret, par nature et fonction, provoquent un nombre surprenant de gros titres dans les médias. L’homme lige d’Erdogan se trouve au cœur d’une polémique qui éclot en 2013 après la parution d’un article du Washington Post. Selon l’éditorialiste David Ignatius, Israël, qui voit en lui un ami de Téhéran, l’accuserait d’avoir transmis à la République islamique le nom d’une douzaine de ses espions en Iran.
Dans un long portrait que lui a récemment consacré le quotidien suisse de langue allemande Neue Zürcher Zeitung, on apprend qu’il aurait aussi entretenu de bonnes relations avec le général Ghassem Soleimani, qui dirigeait les opérations extérieures des gardiens de la révolution, avant d’être tué par les Etats-Unis en 2020.
Les dossiers les plus sensibles
En Syrie, le patron du MIT aurait également organisé des livraisons d’armes aux rebelles à partir de 2012. La nouvelle fait sensation lorsqu’elle sort dans le quotidien d’opposition Cumhuriyet. Il affirme que ces convois clandestins parviennent non seulement à l’Armée syrienne libre, mais aussi aux islamistes radicaux. Son rédacteur en chef, Can Dündar, sera poursuivi par la justice turque pour ces révélations, avant de s’exiler à Berlin.
Hakan Fidan s’attaque aux dossiers les plus sensibles, dont il rend compte directement au chef de l’Etat. Pendant plusieurs années, il joue le rôle d’intermédiaire du président dans les tractations secrètes avec la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il se rend à la prison d’Imrali, établissant des relations de confiance avec le chef emprisonné du mouvement, Abdullah Ocalan, qui, dans ses messages à ses avocats, ne tarit pas d’éloges à son égard. Au point qu’un juge d’Ankara ouvrira une enquête, reprochant au chef du renseignement d’entretenir des échanges « illégaux avec des terroristes ».
Cette fois, c’est Erdogan en personne qui fait barrage. Il assume et prend l’entière responsabilité des négociations. On découvrira plus tard que cet épisode fut l’un des premiers de la guerre fratricide que les hommes d’Erdogan livrèrent aux réseaux gülenistes, des adeptes du prédicateur conservateur Fethullah Gülen, très introduits dans l’appareil d’Etat. L’imam sunnite, aujourd’hui installé en Pennsylvanie, a toujours refusé de se confronter à la question kurde. Et Hakan Fidan, contrairement à d’autres cadres de la formation au pouvoir, le Parti de la justice et du développement, était connu pour n’avoir que peu de sympathie pour ladite confrérie.
« Vous avez raté l’examen »
Le point culminant de cette guerre survient durant l’été 2016, avec le coup d’Etat manqué d’une faction de militaires. Là encore, Hakan Fidan est aux premières loges, mais de manière bien étrange. Dans l’après-midi du 15 juillet, il est informé d’activités suspectes, notamment sur une base aérienne près d’Ankara. Le patron du MIT informe, à 16 heures, le chef d’état-major, Hulusi Akar, mais pas les autorités civiles. « J’ai appris la nouvelle par mon beau-frère à 20 heures », racontera Recep Tayyip Erdogan, qui était en vacances à Marmaris, une ville balnéaire. Le président ne s’échappera de sa villégiature, dans le jet du gouvernement, que trois heures après le début du putsch.
Une fois la situation reprise en main, M. Erdogan aurait dit à son bras droit : « Vous avez raté l’examen », tout en refusant sa démission. « On ne change pas de cheval au milieu du gué », a expliqué l’homme fort d’Ankara, plus tard, à plusieurs médias. A ce jour, on ne sait toujours pas si Hakan Fidan a hésité parce que ses renseignements n’étaient pas assez précis ou s’il a délibérément laissé les putschistes lancer leur tentative afin de les cueillir dans un piège plus grand.
D’après le quotidien Hürriyet, le débriefing avec le président a duré plusieurs heures. « Vous avez maintenant une tache sur votre parcours », l’aurait tancé M. Erdogan. « Tout ce que vous ordonnerez, je suis prêt à le faire », aurait répondu M. Fidan. Par la suite, le chef du MIT n’a eu de cesse de traquer les responsables du PKK, tout comme les fidèles du prédicateur Gülen. Sans un mot, ou presque, en bon soldat du « reis ». Hakan Fidan a prospéré dans les zones grises du pouvoir, l’opacité propre au domaine du renseignement l’a servi. Mais la « boîte noire » est désormais sous les projecteurs. Il va devoir s’y habituer.