Après trois jours passés à Beyrouth, à dialoguer avec des politiciens dont certains ne connaissent que le narcissisme de leur ego avide de pouvoir, l’envoyé du président français Jean-Yves Le Drian rentre à Paris par le vol commercial de la MEA le samedi 24 juin. Un passager du même vol le prend en photo à son arrivée à l’aéroport Charles De Gaulle de Paris. Ces deux photos constituent une cinglante leçon de civisme administrée à certains interlocuteurs libanais de l’émissaire français.
Une image est, toujours, de loin supérieure à tout discours pour transmettre un message chargé de sens. Un passager libanais (Monsieur N. Z.), du vol 229 Beyrouth-Paris de la MEA du samedi 24 juin, remarque la présence de Jean-Yves Le Drian dans la cabine. Il se présente à lui, le salue et le remercie de l’intérêt de la France pour le sort du Liban sur lequel s’acharnent certaines forces politiques. À l’arrivée à Paris, le passager libanais est surpris de voir Monsieur Le Drian porter ses bagages lui-même, comme un pèlerin porte son baluchon et sa besace, et sortir de l’aérogare comme tout le monde. Pas de salon d’honneur, pas de brigade spéciale de gardes du corps, pas de cortège d’un quelconque parti politique ou de collègues parlementaires.
Les deux photos prises par N. Z méritent de servir de leçon à toute la classe politique libanaise. À Beyrouth, on ouvre le salon d’honneur de l’aéroport pour applaudir un subalterne, voire un sous-fifre, d’un groupe politique. À Beyrouth, l’homme politique se sentirait frappé d’indignité s’il devait porter ses bagages lui-même, simplement, comme tout le monde. Au Liban, certains hommes politiques mobilisent parfois une compagnie militaire entière pour leur servir de gens de compagnie. Que de militaires passent leur temps rien que pour étaler, par leur présence, l’importance de l’homme qui a accédé à une fonction dans l’administration publique, ou comme représentant de la nation, ou comme ministre, c’est-à-dire comme « domestique de la chose publique ».
Le terme ministre dérive du latin « minister/minus », c’est-à-dire « inférieur ; subalterne ; agent ; commis ». Il est l’opposé de » magister/maître « . Il qualifie celui qui est chargé d’exécuter un service pour le compte d’autrui. Certes, un tel serviteur participe de l’aura de son maître mais sa fonction ne fait pas de sa personne la source de toute la sacralité de la fonction de son seigneur.
Les photos de Monsieur Le Drian, rentrant chez lui en voyageur ordinaire, portant lui-même ses bagages reflètent toute la modeste grandeur du commis de l’État, du serviteur de son pays, qui rentre chez lui pour rendre compte de sa mission, sans tambour ni trompette, sans fanfare, sans étalage ostentatoire de nouveau riche. Au Liban, cette modestie n’existe pas, tant le pouvoir s’identifie avec celui qui l’exerce, fut-il le dernier des malfrats.
Monsieur Le Drian est venu. Il a vu des gens, il les a écoutés. Il a dialogué avec eux. Il est reparti. Il compte revenir. Nombreux sont les Libanais qui ont marqué leur étonnement vis-à-vis de l’insistance française à vouloir appuyer le candidat du Hezbollah, Sleiman Frangié. Certains ont même évoqué une sorte de trahison de la position traditionnelle de la France, perçue comme » tendre mère » par nombre de chrétiens-maronites. Ils connaissent mal l’histoire de la diplomatie française qui a toujours servi les intérêts du Royaume de France, de l’Empire français et de la République française. Il n’y a pas de sentimentalisme dans les relations entre États. Il y a des intérêts. Il y a aussi des principes, dont celui de la fidélité à l’amitié entre les peuples. Tout pays qui se respecte est soucieux de veiller à ne pas ternir une telle fidélité. Mais il serait illusoire de penser que la France se doit de satisfaire les caprices contradictoires de ses supposés protégés du Liban.
Le camp de l’opposition n’ayant pas été capable de s’entendre sur un candidat, on comprend que le président Macron voulait, par son soutien à Frangié, ménager certains intérêts français en Iran. Une large frange de l’opinion publique libanaise s’est sentie offensée, tant l’ombre du Hezbollah signifie l’aliénation de la souveraineté de l’État libanais en faveur des Mollahs de Téhéran, qui n’ont jamais renoncé à l’exportation de leur révolution islamique. Aujourd’hui, la présidence française réoriente, semble-t-il, sa diplomatie. Elle envoie donc un émissaire présidentiel spécial, Jean-Yves Le Drian. On se doit de reconnaître que le Liban compte encore pour la France dont la patience a certainement des limites, dans le contexte international incertain que nous vivons.
Cependant, aucune force au monde ne peut faire quoi que ce soit, tant les règles du jeu sont pipées au Liban. La loi électorale de 2018 rend le Liban ingouvernable. L’État demeure assujetti à ce que le Général De Gaulle appelait, avec un profond mépris, « la dictature des partis ». L’enjeu de la crise libanaise est existentiel, il y va de la survie de l’entité « Liban ». Pour sortir de l’impasse, les factions parlementaires rivales, mais non inféodées au tandem Amal-Hezbollah, doivent accepter de se solidariser et de faire leur devoir : élire un président, pour ne pas devoir aller vers un compromis honteux comme celui de Doha.
Aujourd’hui, trois solutions de sortie de crise se présentent :
- Respecter les procédures constitutionnelles à la lettre en mettant de côté le narcissisme
- Ignorer les textes qui existent et aller vers un humiliant dialogue de compromis en dehors du Liban, c’est-à-dire vers une capitulation vis-à-vis de l’Iran.
- Ou bien s’attendre au saut dans l’inconnu
La photo de Monsieur Le Drian est éloquente pour dire toute la grandeur et la noblesse du commis de l’État. Un certain nombre de ses interlocuteurs libanais comprennent malheureusement la fonction publique, non comme un service qu’on rend, mais comme un pouvoir qu’on exerce et auquel on s’identifie. Dès lors, on se doit de manifester, de manière ostentatoire, le pouvoir exercé comme une domination, c’est-à-dire une humiliation de l’interlocuteur.
La leçon de civisme, administrée par Monsieur Le Drian, devrait faire honte à certains de ses interlocuteurs s’ils sont encore capables d’un tel sentiment.
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