Le 16 février 2023 le ministre de l’Économie, Amine Salam, déclare publiquement son souhait de « dollariser » complètement l’économie libanaise, tout en autorisant l’affichage des prix en devise américaine. En dehors de leurs retombées strictement financières, de tels propos ministériels interpellent le citoyen. Faire aussi cavalièrement l’impasse sur la monnaie nationale traduit la gravité du démantèlement du pays. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un quasi suicide de l’État souverain.
La déclaration du ministre de l’Économie va bien au-delà de la simple boutade. Son portefeuille ministériel ne l’autorise pas, en principe, à intervenir dans la politique monétaire et financière qui relève de la Banque Centrale, institut d’émission et non une banque commerciale ordinaire. Battre la monnaie ou émettre des billets de banque sont des monopoles de l’État souverain, du moins depuis 1800. Évacuer la référence à la monnaie nationale, consiste à renoncer à la souveraineté de l’État. La monnaie est un des signes concrets de la puissance publique.
La monnaie n’a pas uniquement des fonctions utilitaires. Certes, elle est avant tout un étalon de valeur commode, un outil médiateur de transaction simplifiant le simple troc, ainsi qu’une valeur transactionnelle de réserve. Mais elle exprime aussi une forme de souveraineté plénière de l’État, tout en manifestant une identité collective nationale.
Dans un entretien accordé en 2021 à la revue Politique Internationale (1), Dominique de Villepin souligne l’importance du facteur de confiance que véhiculent et incarnent la pièce de monnaie et/ou le billet de banque . « …[ils]sont l’incarnation même de la confiance qui est le socle et en fait la seule réalité de la politique. Ces objets n’ont de valeur d’échange que parce que nous accordons notre confiance à ceux qui les ont émis et nous disent voilà sa valeur officielle ». S’appuyant sur la situation du Zimbabwe et du Venezuela, il met en garde contre la rupture du contrat social que l’hyperinflation entraînerait dans un « pays où le peuple a cessé de croire à l’État; où la confiance minimale qui permet de faire société a disparu. La confiance entre les personnes se rompt également, et avec elle les échanges, entraînant misère et pénurie. La monnaie est à la fois signe et signal ». En d’autres termes, dans l’État moderne du moins, la monnaie et la citoyenneté constituent un couple indissociable. Aujourd’hui on doit inclure le Liban avec le couple Zimbabwe-Venezuela. Le risque au Liban ne porte pas seulement sur le contrat social mais sur l’existence même de l’entité politique libanaise et de son identité.
Un pays qui prend ses distances vis-à-vis de sa propre monnaie, est un pays qui a perdu sa souveraineté. Si, de surcroît, il adopte unilatéralement une monnaie étrangère sans accord bilatéral avec l’État émetteur de cette dernière, il se met lui-même en situation de vassalité, pour ne pas dire plus. La crise libanaise n’est pas une » crise du dollar » provoquée et entretenue par un réseau de corrupteurs et de corrompus. C’est d’abord une crise de confiance dans l’État libanais et dans la notion a minima de » puissance publique « . La crise libanaise est politique et son traitement est politique. Ceux qui ont opéré le rapt de l’État, ainsi que leurs collaborateurs, en sont responsables et doivent répondre de leurs actes.
En 2020, l’État libanais, sur décision conjointe du chef de l’État et du Premier ministre, décide de se mettre en défaut de paiement et de ne pas rembourser la dette de quelques 2 milliards de dollars d’Eurobonds. Les réserves en devises de la Banque Centrale avoisinaient 30 milliards à l’époque. Depuis, quelques 20 milliards ont été dilapidés par l’incurie politique. Le Liban se retrouve dans une situation pire que celle du Zimbabwe. L’hyperinflation libanaise traduit l’absence, ou l’annihilation, de l’État. La monnaie exprime d’abord l’autorité de l’État dans sa capacité à produire, par le biais d’une institution publique, un tel objet transactionnel et à en contrôler la circulation. Cette institution, ou Banque Centrale, est nécessairement autonome.
Le dollar américain n’a rien de libanais. Rien n’empêche cependant que le Liban puisse, dans une zone économique cohérente donnée, adopter une unité de valeur commune, comme c’était le cas avec l’étalon-or et comme c’est actuellement le cas avec l’Euro, sans oublier l’exemple du Franc-CFA. Tout ceci suppose une autorité centrale forte qui contrôle l’émission et la circulation de ladite valeur transactionnelle. Tel n’est pas le cas du dollar américain au Liban. Cette dollarisation affaiblit encore plus l’État libanais moribond même si elle permet un certain répit sur le front des turbulences financières, répit qui soulage à peine le consommateur.
Un pays sans monnaie, donc sans État et sans souveraineté. Tel est le Liban révélé par cette politique de dollarisation. Se battre encore pour faire élire un chef de l’État ? Pourquoi faire ? Pour quelle république voulez-vous donc un président ? Ne voyez-vous pas que tout, absolument tout, est paralysé et s’en va en lambeaux? La présidence ? Le gouffre du vide donne le vertige. Le gouvernement ? Oui il y a des ministres démissionnaires qui expédient les affaires courantes ; mais le gouvernement lui-même est tétraplégique. Le parlement ? L’inamovible Nabih Berri lui-même est déstabilisé et le Parlement paralysé par la récente polémique malsaine entre le candidat présidentiel Michel Moawad et le président de la Chambre. La magistrature ? Laquelle donc ? Il y en a plusieurs semble-t-il. Sans compter tout le reste.
Le Liban a un besoin urgent de convalescence, de répit temporaire loin des luttes politiciennes. La meilleure solution serait sans doute de songer à s’inspirer des vieilles formules du XIX° siècle. La division du Mont-Liban en deux districts (caïmacamats) mise en place en 1842, échoua lamentablement. La réunification du Sandjak du Mont-Liban fut assurée par le Protocole de la Mutassarifat de 1861, négocié entre la Sublime Porte et les puissances européennes. Un gouverneur ottoman non originaire du Mont-Liban, chrétien catholique, est nommé. Il est secondé par un conseil d’administration composé de 12 membres représentant les communautés diverses. Administré, et non politiquement gouverné localement, le Mont-Liban bénéficia d’une ère de grande prospérité d’autant plus que son partenaire, le vilayet ottoman de Beyrouth, connaissait une fulgurante expansion économique et culturelle.
Une solution, inspirée du règlement organique de la Mutassarifat de 1861, serait probablement un moindre mal en attendant un règlement plus global au Levant sur base d’un modèle Westphalien. Le jeu politique local est un cercle vicieux qui a pillé la population. Les libanais, grands amateurs de vpuloir jouer aux mercenaires de puissances étrangères, feraient mieux de s’occuper de leur maison commune pour autant qu’ils aient conscience que la maison familiale appartient à tout le monde.
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