Sur la route qui relie les deux pays prolifèrent les camions chargés de médicaments, d’essence et autres denrées de première nécessité. Et, l’an dernier, quelque 23 000 migrants ont quitté la Syrie via le Liban dans l’espoir de rejoindre l’Europe.
Sur la route qui relie Tripoli, la grande ville du nord du Liban, à Aarida, qui marque la frontière avec la Syrie, la circulation paraît plus dangereuse encore qu’elle ne l’est d’habitude. Ce n’est pas l’absence d’éclairage public qui avive l’inquiétude alors que la nuit tombe. Ni les voitures hors d’âge, sans phares ni plaques d’immatriculation, qui slaloment entre les nids-de-poule sans tenir compte du sens « normal » du trafic. Non, ce qui tient en alerte, ce sont les énormes camions syriens qui empruntent la voie : en l’espace de quelques kilomètres, on esquive une trentaine de semi-remorques, immatriculés à Homs ou à Tartous, deux villes syriennes proches de la frontière nord du Liban.
Que transportent-ils ? Impossible de le savoir avec certitude. « Du phosphate syrien », considère un cafetier qu’on interroge sur la route. « N’importe quoi en vrac », suppute un autre habitant quelques heures plus tard. « Les marchandises passent officiellement les douanes à la frontière, mais qui pourrait dire si leurs déclarations reflètent fidèlement les marchandises transportées ? », s’interroge-t-il.
Il y a quelques jours, l’armée israélienne a bombardé un convoi de camions frigorifiques entre l’Irak et la Syrie. Selon les autorités locales, il s’agissait d’un chargement de farine et de riz destiné à la population. Selon l’État hébreu, des armes y étaient dissimulées. Quelques mois auparavant, c’étaient plusieurs tonnes de Captagon, une amphétamine de synthèse produite en Syrie, que les autorités saoudiennes avaient découvertes dans des cargaisons de fruits en provenance du port de Beyrouth.
« Contrebande amateur »
S’il existe, le trafic d’armes et de Captagon, dont les experts estiment que le Liban est avant tout une zone de transit, n’est pas visible sur les routes du Akkar. Ce qui, en revanche, s’y devine est une forme de « contrebande amateur » : des petits trafics dont l’importance grandit au fur et à mesure que la crise économique s’aggrave au Liban comme en Syrie. « Les marchandises passent par petites quantités en s’appuyant sur des réseaux, qui jouent de leurs appartenances communautaires, régionales et politiques pour se protéger et prospérer », résume Alia Mansour, une journaliste syrienne installée depuis une vingtaine d’années au Liban. Dans cette région la plus pauvre du Liban, où les frontières se brouillent, cela donne le sentiment de voir naître un nouveau Far West entre les deux pays.
Côté syrien, assurent différentes études, la contrebande a été cooptée par les services de sécurité ainsi que des proches du président Bachar el-Assad, parmi lesquels son frère Maher el-Assad, qui dirige la 4e division postée le long de la frontière du Liban-Nord.
Côté libanais, celle-ci s’appuie sur les habituels relais politiques et communautaires. En particulier, le Hezbollah, relève le chercheur syrien Mazen Ezzi dans une note rédigée pour le compte du centre de réflexion Chatham House. « Ne réveillons pas l’eau qui dort et laissons la population puiser (dans la contrebande, NDLR) l’un des rares moyens de subsistance à sa portée », justifie le président de la municipalité d’un village frontalier qui préfère taire son nom et celui de sa commune.
Ces« petits trafics entre amis » concernent notamment les produits de première nécessité. Côté libanais, ce sont les médicaments syriens qui entrent maintenant illégalement sur le territoire, fournissant une alternative aux marques des grands laboratoires devenues trop chères. On les retrouve vendus ouvertement dans certaines pharmacies de la périphérie de Beyrouth alors qu’ils ne figurent pas sur les listes de médicaments autorisés du ministère de la Santé.
L’ancien président du Syndicat des importateurs de produits pharmaceutiques, Armand Pharès, estime que leur marché noir représente 40 % des ventes officielles. Avant la crise de 2019, il avait été presque éradiqué. « La boîte de Panadol (une marque de paracétamol du groupe suisse GSK dont l’usage est très répandu dans la région) est l’équivalent de 3 dollars au Liban, moitié moins en Syrie. Sans parler de la marque produite localement, qu’on achète moins de 1 dollar. Le calcul est vite fait d’autant que l’industrie pharmaceutique syrienne est réputée », témoigne une enseignante de Tripoli, qui rentre d’un voyage à Lattaquié, une station balnéaire syrienne, dont elle a profité pour s’approvisionner en traitements contre l’hypertension, le diabète et les maux de tête.
Rationnement d’essence
Côté syrien, c’est davantage l’essence qu’on s’arrache depuis que les régions dominées par le régime connaissent de graves pénuries de carburant. Damas importait la majeure partie du pétrole d’Iran, faute d’avoir accès aux principaux gisements d’hydrocarbures du pays, situés dans des zones, à l’est, qui échappaient à son contrôle. Mais, depuis septembre, Téhéran ne fournit à la Syrie qu’avec une parcimonie extrême l’essence et le fioul bon marché.
Faute de carburant, la vie économique s’est un peu plus paralysée tandis que des manifestations contre le régime Assad – réprimées dans le sang – ont eu lieu dans la région de Soueïda, dans le sud du pays. « Après la frontière libanaise, les routes sont désertes. À Lattaquié, l’État ne délivre que trois heures d’électricité par jour tandis que l’eau ne vient que de manière sporadique, faute de courant pour actionner les pompes. En Syrie, il y a peu de générateurs privés pour relayer les défaillances du système central et la population se retrouve prise au dépourvu », décrit l’enseignante. Au moment des fêtes de fin d’année, un congé exceptionnel de dix jours a même été octroyé aux fonctionnaires syriens « pour entériner leur absence : sans essence, les gens ne se rendent plus à leur travail », croit savoir Alia Mansour.
Damas a bien mis en place un système de rationnement : 20 litres sont autorisés par mois et par véhicule, au prix (subventionné) de 20 dollars. Un volume insuffisant pour tenir, qui explique qu’on voit circuler depuis quelques mois dans le Akkar ou autour de Tripoli une noria de CG (prononcez « céjé », du nom de la marque chinoise qui les commercialise), d’increvables motos devenues le moyen de transport de ceux qui n’ont pas de voiture, les Syriens en premier lieu. Avec, presque systématiquement, accrochés à l’arrière, des gallons d’essence achetés 20 dollars au Liban et revendus a minima le double en Syrie aux stations d’essence, qui les facturent 60 dollars hors quota.
Mais le trafic le plus notoire est encore celui des hommes. L’armée libanaise, qui a déployé 1 300 soldats entre le Akkar et le Hermel – l’autre grande région de trafic – et arrêté quelque 23 000 migrants clandestins en 2022, selon ses chiffres, ne peut pas faire grand-chose. La frontière est poreuse. Les points de passage illégaux, nombreux : on en compterait plusieurs dizaines, un nouveau s’ouvrant chaque fois qu’un ancien est démantelé. Le flux de migrants est lui aussi continu : ils sont plusieurs centaines à traverser quotidiennement le fleuve Nahr el-Kebir, qui délimite la bordure dans cette partie du Liban.
Dans le Akkar, Wadi Khaled en est la principale plaque tournante. Cette zone de 40 kilomètres rassemble 23 villages, pas loin de 30 000 résidents libanais et autant de réfugiés syriens. Pour des raisons à la fois économiques et politiques, de nombreux Syriens préfèrent ne pas avoir à s’enregistrer auprès des autorités de Damas. Il peut s’agir d’opposants politiques, de jeunes ayant fui la conscription ou de réfugiés, dont le statut serait remis en cause s’ils franchissaient la frontière officiellement. S’y ajoutent les familles décidées à tenter le voyage vers l’Europe depuis les plages de Tripoli. « C’est vraiment très facile », s’amuse Abou Ahmad, sourire en coin, l’air presque bravache, alors qu’il rentre juste de Syrie. La petite trentaine, celui qui est devenu homme à tout faire dans une ferme du Akkar a fui le service militaire en Syrie il y a une dizaine d’années. Chaque mois, il part retrouver sa famille, originaire de Homs, quand celle-ci ne le rejoint pas au Liban. « On traverse le fleuve à pied sur des ponts improvisés que les chebabs (les passeurs) installent. Ça me coûte 50 dollars », témoigne-t-il.
À Chadra, la commune qui marque la fin de Wadi Khaled, plusieurs maisons ont été vandalisées. « Rien n’a été volé mais les migrants avaient besoin d’une halte pour faire leur toilette », relate un habitant, qui s’indigne malgré tout de la complicité des militaires, dont un barrage est installé à l’angle de sa villa. « Ils les voient passer mais détournent la tête », ajoute-t-il. Une anecdote qui confirme l’incapacité des forces de sécurité, impliquées dans la lutte contre la contrebande, à en venir à bout. Si l’armée libanaise manque de moyens humains et techniques, il ne faut pas oublier non plus que la contrebande est souvent le garant d’une certaine « pax romana » dans des régions auxquelles l’État ne s’est jamais intéressé.